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  • 6 mars 2019
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Le droit international face aux violences sexuelles en temps de conflits : l’exemple de l’ex-Yougoslavie


Un bref rappel du contexte géopolitique s’impose ici. L’ex Yougoslavie, plus communément appelée « République socialiste fédérative de Yougoslavie » (RSFY) jusqu’au 20 juin 1991 était constituée de six républiques : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie (comprenant les régions du Kosovo et de la Voïvodine) et la Slovénie. La RSFY était une mosaïque de groupes ethniques et de religions regroupant musulmans, chrétiens orthodoxes et catholiques, une multi représentation religieuse et ethnique. Suite à la chute du communisme, de nombreux partis politiques y voient une occasion parfaite pour revendiquer l’indépendance des républiques.


Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie déclarent leur indépendance, mettant ainsi véritablement fin à l’existence de la RSFY. Ont ensuite suivis la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine en avril 1992, ainsi que le Monténégro et la Serbie en juin 2006. Néanmoins, cette volonté d’accès à l’indépendance ne s’est pas faite sans difficultés.


L’importante minorité serbe de Croatie refuse de reconnaitre le nouvel Etat croate et s’allie alors avec la JNA (armée populaire yougoslave) afin de faire sécession, créant ainsi un Etat Serbe indépendant dans près d’un tiers du territoire croate qu’ils contrôlent. Après d’intenses combats, le gouvernement croate reprend le contrôle de son territoire.


Le cas de la Bosnie-Herzégovine est le plus complexe à gérer du fait de la très forte diversité ethnique de ce territoire. Si les Bosniaques musulmans en sont la communauté la plus importante (44 % de la population environ), environ 32 % de sa population est serbe orthodoxe. Des Croates, essentiellement catholiques, habitent aussi ce pays montagneux et enclavé (17 % de la population) et Franjo Tudjman, en difficulté suite à ses défaites de 1991, est tenté d’y lancer une offensive afin de susciter un élan nationaliste au sein de son opinion publique. Slobodan Milošević, de son côté, ne peut ignorer les aspirations des Serbes bosniens qui n’ont aucune envie de se trouver relégués au rang de minorité dans une république indépendante de Bosnie. Les deux anciens ennemis s’entendent donc pour déstabiliser leur voisin. Dès janvier 1992, Radovan Karadžić proclame l’indépendance d’une « République serbe de Bosnie-Herzégovine » et en, mars, suite à la proclamation de l’indépendance de la Bosnie, il entame un conflit armé. Disposant de meilleures forces que les Bosniaques et soutenu par Milošević, Karadžić parvient à occuper les deux tiers du pays, où il procède à des nettoyages ethniques. D’avril 1992 à novembre 1995, les nationalistes serbes du général Ratko Mladić assiègent également Sarajevo. Au même moment, de violents affrontements opposent les Croates, appuyés par Tudjman, aux Bosniaques. Au cours de ces deux conflits, tous les camps se livrent à des atrocités mais menacés sur deux fronts et affrontant deux anciennes républiques yougoslaves, les Bosniaques d’Alija Izetbegović sont rapidement en position de faiblesse.


Seule la communauté internationale paraît en mesure d’arrêter cette guerre sanglante. Dès 1994, les États-Unis parviennent à faire cesser le conflit croato-bosniaque. En revanche, les nationalistes serbes de Bosnie continuent le combat, certains de pouvoir l’emporter. Leur résolution est renforcée par l’inefficacité de la Force de Protection des Nations-Unies (la FORPRONU) à répondre efficacement à leurs offensives. En avril 1994, les Serbes prennent ainsi en otage des membres du personnel de l’ONU afin de s’en servir comme boucliers humains pour éviter des bombardements de l’OTAN et cette tactique est à nouveau utilisée l’année suivante en mai 1995 après des raids de l’Alliance atlantique sur la ville de Pale, quartier général de Karadžić. En juillet de la même année, les forces serbes de Bosnie occupent l’enclave de Srebrenica, officiellement sous la protection de la FORPRONU, sans rencontrer la moindre résistance de la part des casques bleus néerlandais. Le général Mladić se rend immédiatement dans la zone, et promet de prendre en charge les civils bosniaques qui y sont présents. Les jours suivants, pourtant, des milliers d’entre eux sont massacrés. Le bilan de ce massacre s’élèverait à 8000 morts environ. En représailles, l’OTAN reprend sa campagne de bombardement contre les nationalistes serbes, mais ceux-ci répondent en occupant une à une les positions occupées par les casques bleus qui ne peuvent leur opposer de résistance, une véritable humiliation pour l’ONU.


Le conflit en Bosnie-Herzégovine sera le plus meurtrier et le plus intense de la période qui a suivi l’éclatement de la Fédération yougoslave. En raison de sa situation stratégique, la république est convoitée par la Serbie et la Croatie. Le bilan reflète la gravité de la situation : Plus de 100 000 personnes tuées, 2 millions de personnes déplacées, et des milliers de victimes violées. Le siège de Sarajevo sera le plus long de l’histoire, 4 ans et demi pendant lesquels la ville est assiégée et de laquelle personne ne peut entrer ni sortir.


En 1994, le professeur Cherif Bassiouni, rapporteur ONU de la Commission d’enquête sur la Bosnie Herzégovine écrit dans son premier rapport « Sur la base des éléments d’information réunis, examinés et analysés, la Commission a conclu que de graves violations des Conventions de Genève et d’autres violations du droit international humanitaire avaient été commises à grande échelle sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et que l’exécution en avait été particulièrement cruelle et impitoyable. Le « nettoyage ethnique » et le viol ainsi que les violences sexuelles, en particulier, ont été pratiqués de façon tellement systématique par certaines des parties qu’il y a tout lieu d’y soupçonner le produit d’une politique; qu’il y ait eu politique peut également s’induire du fait que l’on a invariablement omis de prévenir la perpétration de ces crimes et de poursuivre et punir leurs auteurs. »


“Un tribunal international dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.

A la suite du conflit, l’ampleur des atrocités commises en Croatie, puis en Bosnie-Herzégovine – massacres de milliers de civils, viols, tortures, déportations – ont amené la communauté internationale à réagir, notamment par la création via une décision du Conseil de Sécurité des Nations Unies ; d’un Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) le 25 mai 1993. Ce tribunal a pour mission de juger les auteurs de crimes de guerre commis pendant les conflits des années 90 sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Il fut le premier tribunal pour crimes de guerre créé par les Nations Unies, voire le premier à connaître de tels crimes depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Il a ouvert la voie au jugement des crimes sexuels.


Par la résolution 827, le Conseil de sécurité s’est déclaré « une nouvelle fois gravement alarmé par les informations qui continuent de faire état de violations flagrantes et généralisées du droit humanitaire international sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et spécialement dans la République de Bosnie-Herzégovine, particulièrement celles qui font état de tueries massives, de la détention et du viol massif, organisés et systématiques des femmes et de la poursuite de la pratique du “nettoyage ethnique”, notamment pour acquérir et conserver un territoire ». Selon l’ONU, plus de 20 000 femmes ont été violées pendant la guerre, essentiellement des musulmanes agressées par des soldats serbes. Mais les chiffres constatés sur le terrain par différentes organisations parlent plutôt de 50 000 victimes. Il est encore très difficile aujourd’hui de savoir combien de victimes ont été concernées sachant qu’aucune étude véritable n’a été conduite sur cette question et que nombre de survivant e s restent silencieu-x- ses.


L’article 5 du statut du TPIY dispose que l’institution est habilitée à juger les personnes présumées responsables de crimes lorsqu’ils ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit tels que l’assassinat, l’extermination, la torture et le viol. Les crimes énumérés par le statut sont des crimes contre l’humanité. La spécificité de ce crime est qu’il est imprescriptible. En d’autres termes, ses auteurs peuvent être poursuivis indéfiniment, jusqu’au dernier jour de leur vie. Le Statut du TPIY incrimine en particulier le viol comme crime contre l’humanité à son article 5-g. Il l’a également érigé au rang des crimes de guerre, en le considérant comme une infraction grave aux Conventions de Genève du 12 août 1949. De son côté, le Règlement de procédure et de preuve du TPIY contient une disposition, l’article 96, qui porte sur l’administration spécifique des preuves en matière de violences sexuelles et vise à préserver au maximum la préservation maximale de la dignité de la victime.


LE VIOL, ARME DE GUERRE

Le viol commis en temps de guerre a pour spécificité de terroriser la population, de briser les familles, de détruire les communautés voire de changer la composition ethnique d’une génération future participant à un processus de « purification ethnique ». Parfois, il sert aussi à transmettre délibérément aux femmes le VIH, incapables alors de porter des enfants. Dans une affaire jugée devant le TPIY « Mucić et consorts »,la Chambre de première instance avait considéré que les viols avaient pour but d’obtenir des informations et de punir les femmes lorsqu’elles ne pouvaient pas en donner. Plus généralement, les viols visaient à les intimider, les humilier et à les soumettre. Néanmoins, il est important ici de rappeler que certes les femmes sont majoritairement les plus visées par cet acte, mais ce phénomène touche également les hommes. Le viol est ainsi devenu une stratégie d’attaque, une véritable arme de guerre, parfois même beaucoup plus meurtrière que n’importe quelle autre arme.


Les guerres yougoslaves sont encore sources de traumatismes, les victimes de ces atrocités sont nombreuses, et souffrent toujours en silence. Selon certains actes d’accusation, « la santé physique et psychologique de détenues s’est sérieusement détériorée en raison de ces violences sexuelles. Certaines des femmes souffraient d’épuisement, de pertes vaginales, de dysfonctionnement de la vessie et de flux menstruels irréguliers. (…) Certaines des femmes qui ont fait l’objet de sévices sexuels avaient envie de se suicider. D’autres sont devenues indifférentes à ce qui allait leur arriver et ont basculé dans la dépression ».


Ainsi, même après la fin d’un conflit, les impacts de la violence sexuelle persistent, notamment les grossesses non désirées, les infections sexuellement transmissibles et la stigmatisation. Et, pour répondre aux besoins des survivantes – soins médicaux, traitement du VIH, appui psychologique, aide économique et recours juridique –, il faut des ressources que la plupart des pays sortant d’un conflit ne possèdent pas.


Dans son rapport, le professeur Cherif Bassiouni précise 5 catégories dans lesquelles le viol est utilisé comme celle-ci «Une autre catégorie encore est celle des sévices sexuels que des individus, agissant seuls ou en groupe, font subir aux femmes pour les terroriser et les humilier et qui sont souvent un moyen de « nettoyage ethnique ». Des femmes qui ont été détenues dans certains camps pensent qu’elles avaient été faites prisonnières expressément pour être violées. Toutes les femmes de ces camps l’étaient très fréquemment, souvent devant d’autres prisonnières, et généralement rouées de coups et torturées en même temps. Des violeurs ont dit que leur but était de les féconder; les femmes enceintes restent prisonnières jusqu’à ce que la grossesse soit trop avancée pour un avortement. Une femme a été retenue prisonnière par son voisin (un soldat) pendant six mois près de son village. Elle était violée presque tous les jours par trois ou quatre soldats, qui lui disaient qu’elle donnerait naissance à un petit chetnik qui tuerait les musulmans quand il serait grand et qui répétaient que c’était leur président qui leur avait ordonné de se comporter ainsi. Une femme a vu ses voisins serbes venir occuper sa maison, qui leur a servi pendant plusieurs mois de centre de détention pour interrogatoires. Elle a été violée presque quotidiennement et battue pendant des mois et elle a été témoin de plusieurs assassinats et actes de torture; deux autres femmes ont été violées là aussi. »


LE TOURNANT JURIDIQUE

Le TPIY a profondément transformé le paysage du droit international pénal et humanitaire. Il a finalement permis aux victimes de témoigner et de défendre leur cause afin que les auteurs de ces atrocités soient jugés. Le rôle que le Tribunal a joué en poursuivant des auteurs de crimes sexuels infligés pendant les conflits en ex-Yougoslavie est inédit. Il a ouvert la voie pour que, dans le monde entier, ces crimes soient jugés avec plus de fermeté. Dès les premiers jours du mandat du Tribunal, des enquêtes ont été menées au sujet d’allégations concernant la détention systématique et le viol de femmes, d’hommes et d’enfants. Plus d’un tiers des personnes condamnées par le TPIY ont été déclarées coupables pour des crimes impliquant des violences sexuelles. Il s’agit là d’un accomplissement précurseur, grâce auquel les différents traités et conventions établis au fil du XXème siècle en matière de violences sexuelles ont finalement pu être appliqués, et leur violation sanctionnée.


Le TPIY a pris des mesures innovantes pour répondre à l’impératif que représentent les poursuites pour des sévices sexuels infligés en temps de guerre. De même que son institution-sœur, le Tribunal pour le Rwanda (TPIR), le TPIY est l’une des premières instances judiciaires à mettre des accusés explicitement en cause pour violences sexuelles commises en temps de guerre, et à définir, en droit coutumier, des crimes commis contre des femmes tels que le viol et l’esclavage sexuel.


Le TPIY est également le premier tribunal pénal international à avoir prononcé des déclarations de culpabilité pour viol en tant que torture et pour esclavage sexuel en tant que crime contre l’humanité. Il est aussi le premier tribunal international basé en Europe à avoir prononcé une déclaration de culpabilité pour viol en tant que crime contre l’humanité, après celle prononcée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Le TPIY a apporté la preuve qu’il était possible de poursuivre avec efficacité des violences sexuelles perpétrées en temps de guerre. Il a permis aux survivant e s de s’exprimer au sujet de leurs souffrances et a finalement contribué à rompre le silence et la tradition d’impunité qui entouraient ces actes.


Plus d’un tiers des personnes condamnées par le TPIY ont été déclarées coupables pour des crimes impliquant des violences sexuelles.


Nous citerons ici notamment deux affaires importantes. La première concerne « Kunarac et consorts » (2002). Les trois accusés, des officiers de l’Armée des Serbes de Bosnie, Dragoljub Kunarac, Zoran Vuković et Radomir Kovač, ont contribué à la mise en place de camps où les femmes étaient violées, dans la ville de Foča, en Bosnie orientale.Des femmes étaient séquestrées dans des appartements et hôtels gérés comme des maisons closes, et étaient utilisées pour effectuer des tâches ménagères. Elles ne pouvaient pas quitter les lieux et étaient achetées et vendues comme des marchandises. Pour les juges du TPIY, il n’y avait aucun doute, leurs conditions de vie étaient celles d’esclavages mais cette fois-ci un esclavage de nature sexuelle. Par cette décision, les juges ont contribué à une avancée majeure du droit international, en ce sens que, le droit international avait, jusqu’alors, associé la réduction en esclavage au travail forcé et à la servitude. En conséquence de quoi, la définition de ce crime a été élargie à la servitude sexuelle, permettant ainsi une plus grande incrimination des actes sexuels. Les trois accusés ont également été reconnus coupables de viol en tant que crime contre l’humanité. Le TPIY fut ainsi le premier tribunal international à condamner une personne pour viol en tant que crime contre l’humanité.


La seconde affaire concerne « Furundžija » (1998), premier procès mené par le TPIY portant exclusivement sur des sévices sexuels. En l’espèce, Anto Furundžija, commandant d’une unité spéciale du Conseil de défense croate (HVO) en Bosnie-Herzégovine, a autorisé ses subordonnés a violé de manière répétée une femme musulmane de Bosnie lors d’interrogatoires. Il a néanmoins été reconnu coupable en tant que coauteur pour avoir aidé et encouragé le crime et a été condamné à dix ans d’emprisonnement.


Dans cette affaire, les juges ont reconnu que le viol pouvait être utilisé comme un instrument pour commettre un génocide si les éléments constitutifs sont réunis, et faire l’objet de poursuites en tant que tel.

Le TPIY s’est dissout le 31 décembre 2017 après avoir rendu ses deux derniers jugements, dans les affaires KARADZIC, le 24 mars 2016 et MLADIC le 22 novembre 2017. Les missions résiduelles du TPIY telles que le contrôle de l’application des peines et l’examen des procédures d’appel depuis le 1ejuillet 2013 sont aujourd’hui confiées au Mécanisme pour les tribunaux internationaux. Cette institution est appelée, de manière autonome depuis la fermeture du TPIR et du TPIY, à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux.


Au cours de ses vingt-quatre années de mandat, le TPIY a irréversiblement transformé le droit international humanitaire et ses décisions ont redonné une lueur d’espoir pour les victimes de violences sexuelles et sont donc à saluer.


Le conflit dans les Balkans a été d’une violence abjecte et les accusations et condamnations pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité furent nombreuses. C’est aussi en s’intéressant aux Balkans que Céline Bardet, fondatrice et directrice de WWoW a débuté sa carrière. A 27 ans, elle rentre en effet au TPIY et devient l’assistante du juge Claude Jorda. Pendant plusieurs années, elle affûte son expertise juridique en travaillant sur de nombreuses affaires pour reconstituer chaque crime : comme pour créer un grand puzzle, elle croise les éléments de preuves, décortique les témoignages, remonte les chaînes de commandement… Un travail de longue haleine au cœur de la justice internationale, qui lui permet aujourd’hui d’avoir une véritable expertise sur la question des crimes internationaux. Elle se penche sur les cas de criminels de guerre comme Goran Jelisic condamné à 40 ans d’emprisonnement pour son rôle dans la détention et l’exécution systématique de prisonniers dans le camp de Luka en Bosnie. Elle travaille également sur l’affaire du général croate Tihomir Blaskic et sur son rôle dans le massacre d’Ahmici en 1993, qui a coûté la vie à plus de 100 civils bosniaques.


En Bosnie, la fondatrice de WWoW est aussi profondément marquée par l’utilisation massive du viol comme arme de guerre. De 2004 à 2011, elle s’installe dans les Balkans pour travailler sur le terrain, au contact des populations locales. En outre, elle forme et dirige une unité spécialisée sur les crimes de guerre à Brcko en Bosnie. Elle s’aperçoit que de nombreuses victimes de viol n’ont jamais été entendues et n’ont jamais pu obtenir justice. C’est dans les Balkans que son combat contre le viol de guerre débute. Un combat pour la justice et pour la dignité des victimes : Céline Bardet mène et remporte le premier procès pour viol en Bosnie.


SOUK Line





  • 27 févr. 2019
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

L’évolution de l’incrimination du viol de guerre en droit international pénal : du silence des textes internationaux au crime international.


Si l’histoire du viol en temps de guerre est aussi dense que l’histoire de la guerre elle-même, elle fut, néanmoins ignorée et passée sous silence durant des siècles en ce que celui-ci était seulement considéré comme un » événement malheureux » lié au contexte atypique et, par essence, violent de la guerre. C’est là toute l’idée du viol comme « dommage collatéral » de la guerre.


Pendant des siècles, la violence sexuelle dans les conflits traverse donc l’Histoire sans être dénoncée. Les violences sexuelles furent également très répandues durant la Seconde Guerre Mondiale mais leur dénonciation fut réduit au mutisme sans qu’aucune mention ne soit faite à ces exactions dans les Chartes de Nuremberg ou de Tokyo. Par conséquent, aucune condamnation pour viol, en tant que crime international à part entière, n’avait été prononcée devant le tribunal de Nuremberg malgré sa prise en compte pour fonder des accusations.


Toutefois, si le caractère silencieux de cette arme de destruction a contribué à obstruer sa sanction, force est de constater que, comme tout juriste averti devrait le savoir, il demeure encore aujourd’hui fort improbable qu’un crime ne soit puni s’il n’est pas lui même reconnu, encadré et sanctionné par le droit.


C’est donc cette absence de répression formelle gravée dans le droit international, elle même liée à l’absence d’incrimination du viol de guerre lui même, qui faisait défaut dans la punition de cet acte lors des conflits passés. En effet, en vertu du principe de légalité des délits et des peines développé par Cesare Beccaria au XVIIIe siècle, personnifié par l’adage « Nullum crimen, nulla pœna sine lege », aucun crime ne peut être puni et aucune peine ne peut être prononcée en l’absence d’un texte pénal clair et précis.

A ce titre, la première grande étape dans l’incrimination et la reconnaissance du viol de guerre furent les quatre Conventionsde Genève du 12 aout 1949 qui, bien que leur article 3 commun ne cite pas expressément le viol et les autres formes de violence sexuelle, avaient interdit « les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle » ainsi que « les atteintes à la dignité des personnes». Le viol sera même cité expressément dans l’article 4§2 du Protocole additionnel II de 1977 en énonçant que « demeurent prohibées en tout temps et en tout lieu (…) les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la contrainte à la prostitution… ».

Ce mouvement timide mais certain visant à l’incrimination du viol de guerre dans le droit international humanitaire, régissant la manière de faire la guerre pour limiter les souffrances des soldats/civils, a inévitablement connu une intensification face aux atrocités commises lors des conflits armés en Sierra Leone (1991), au Rwanda (1994) et en Bosnie-Herzégovine (1992-95) laissant ainsi place à des juridictions pénales internationales instituées par des résolutions du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Ces juridictions, lors de leurs décisions respectives s’inspirant les unes des autres, se sont affirmées en tant que véritables catalyseurs dans le développement du droit pénal international pour la protection contre les violences sexuelles.

Nous devons notammentcette incrimination du viol en droit international humanitaire, au Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) institué le 22 février 1993 par la résolution 808 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, au Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) également créé le 8 novembre 1994 par le Conseil de sécurité lors de sa résolution 955 et enfin, auTribunal spécial pour la Sierra Leone mis en place le 14 août 2000, par la résolution 1315. Pourquoi la définition du viol de guerre, aussi cruciale fusse-t-elle, était si difficilement appréhendée par le droit international humanitaire et ses juridictions ?

Au risque de paraitre excessivement simpliste, la première raison relève tout d’abord du fait que le viol de guerre est un acte effroyable et unique (dans son sens le plus péjoratif) poussant la cruauté humaine vers ses plus lointaines limites comme l’expliquait Céline BARDET en affirmant que le viol en temps de guerre touche aussi bien des femmes, des hommes, des enfantsmais aussi des bébés.En effet, il est communément admis que « le viol consiste à soumettre un individu par la force ou la violence à une relation sexuelle non volontaire ». Néanmoins, si cette définition semble pertinente dans sa réalité, le viol de guerre ne répond pas à de simples pulsions ressenties par les soldats et constitue réellement une arme de guerre décidée dans les plus hauts lieux du pouvoir afin de détruire en réduisant à néant, physiquement et psychologiquement, les populations visées. L’incrimination du viol de guerre devait donc préalablement passer par une définition adéquate dans le processus d’incrimination en prenant, paradoxalement, un certain recul par rapport aux droits nationaux ne connaissant pas le viol dans ce type de contexte tout en s’y rattachant pour établir ses éléments constitutifs.

A titre d’exemple, en janvier 1996, le Rapporteur spécial pour le Rwanda avait fourni un rapport à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies en disant ceci :

« Les formes de viols ne témoignent pas moins de leur systématisation et on peut en retenir deux : les viols collectifs et les rapports incestueux. Les premiers consistent pour la victime à être violée par plusieurs bourreaux à la fois et de nombreuses femmes ayant subi ce type de viols y succombaient. Les seconds sont encore plus révélateurs du caractère systématique, mais aussi atroce des viols : des parents directs, au sens des personnes ayant des liens de consanguinité, ont été contraints d’avoir des rapports incestueux et des miliciens forçait des pères ou des fils à avoir des relations sexuelles avec leurs filles ou leur mère et vice versa. A ces différentes atrocités s’ajoutent des sévices divers ayant généralement causé la mort des femmes. Certaines ont subi des humiliations sexuelles : elles ont été déshabillées et/ou balafrées et présentées à la raillerie du public. D’autres ont vu introduire dans leur sexe des morceaux de branches .»

Lacunaires semblent alors les droits nationaux dans leur manière d’appréhender le viol face à de telles atrocités et le TPIR, face aux atrocités commises au cours du conflit rwandais, a été le premier des tribunaux internationaux ad hocà avoir reconnu aux violences sexuelles la qualité de crime international dans l’affaire Akayesu du 2 septembre 1998*.

En effet, ce fut au cours de cette affaire concernant Jean-Paul Akayesu, ancien bourgmestre de la commune de Taba où de nombreuses femmes avaient été soumises à des sévices sexuels par des policiers et miliciens locaux, qu’une véritable protection pénale internationale pour les victimes de viols a été créée.


Tout l’intérêt de ce jugement résidait dans le fait que la Chambre du TPIR s’était prononcée sur la question de savoir si le crime de viol pouvait être constitutif de crime de génocide. A ce titre, la Chambre avait considéré que le crime de génocide requérant la preuve d’une intention spécifique, les actes de viol devaient être commis dans le but de « détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux» comme énoncé dans l’article 2.2 du Statut du Tribunal. La réponse apportée par le Tribunal fut positive au regard des actes commis et commandés par les hommes agissant sous le contrôle de Jean-Paul Akayesu qui avaient violé des femmes sous la contrainte et la menace de mort.

A ce titre, cette affaire est bien historique en ce que, pour la première fois, un tribunal international condamnait les violences sexuelles, y compris le viol, en tant qu’actes constitutifs de génocide. De plus, la Chambre, à l’occasion de cette affaire Akayesu, avait également élargi la définition du viol au-delà de celles prévues dans les lois nationales en considérant que le viol est constitué par « […] tout acte sexuel commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition. L’acte de violence sexuelle, loin de se limiter à la pénétration physique du corps humain, peut comporter des actes qui ne consistent pas dans la pénétration ni même dans des contacts physiques ». En ce sens, les juges du Tribunal avaient alors défini le viol comme une invasion physique de nature sexuelle, de sorte que celui-ci soit assimilé à une forme de torture. En conséquence, en plus de sa condamnation pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, Jean-Paul Akayesu fut condamné pour les viols commis et le fait d’avoir encouragé leur perpétration par des miliciens/policiers à l’encontre des Tutsi.

Parallèlement, le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie avait repris dans l’arrêt Furundzija du 10 décembre 1998, la définition du viol formulée par le TPIR dans Akayesu tout en précisant ses éléments constitutifs en menant une étude dantesque des différentes législations nationales dont celles la Suisse, du Japon, de l’Estonie, de la Bosnie-Herzégovine ou encore du Canada pour dégager trois aspects récurrents des éléments de définition du viol dans ces Etats.

A ce titre, la définition retenue par l’arrêt Furundzija concernant les éléments matériels constitutifs du viol, reprise dans l’affaire Foca du 12 juin 2002, est la suivante : le viol est constitué par « la pénétration sexuelle, fût-elle légère du vagin ou de l’anus de la victime par le pénis ou tout autre objet utilisé par le violeur; ou de la bouche de la victime par le pénis du violeur; par l’emploi de la force, de la menace ou de la contrainte contre la victime ou une tierce personne ».

De plus, la Chambre de première instance du TPIY avait décidé qu’il n’était pas nécessaire de prouver de la part de la victime une résistance à l’acte afin d’établir la commission du viol en ce qu’il suffit de démontrer l’intention, pour l’auteur de l’acte,de pénétrer la victime tout en sachant que cette dernière n’y consent pas.

Concernant l’affaire relative au tristement connu « Camp de Celibici », la Chambre de première instance du TPIY avait pour la première fois retenu le 16 novembre 1998, la qualification de torture des actes de viol en considérant que « la souffrance physique, la peur, l’angoisse, l’incertitude et l’humiliation auxquelles les Appelants ont à plusieurs reprises soumis leurs victimes, font de leurs actes des actes de torture. » Ainsi, les jurisprudences du TPIR et du TPIY constituent les bases fondatrices de l’incrimination des violences sexuelles en droit international pénale, les qualifiant d’actes constitutifs de génocide, de crime contre l’humanité, de crime de guerre, de torture et de violations graves d’un certain nombre de textes de droit international humanitaire.

La Cour Pénale Internationale, instituée par le Statut du Rome en date du 17 juillet 1998, s’est ensuite très largement inspirée de ces décisions pour qualifier le viol de guerre comme arme de guerre. En effet, pour être considéré commeun crime contre l’humanité, la violence sexuelle doit être perpétrée dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique (art. 7.1.g) et pour être constitutif d’un crime de guerre,la violence sexuelle doit être commise dans le contexte d’un conflit armé international ou non international et s’inscrire dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou dans le contexte de crimes commis sur une grande échelle (art. 8.2.b.xxii, et 8.2.e.vi du statut de la CPI).

De plus, toujours selon le Statut de Rome, le viol requiert que l’auteur ait pris possession du corps d’une personne de telle manière qu’il y a eu pénétration, même superficielle, d’une partie du corps de la victime ou de l’auteur par un organe sexuel, ou de l’anus ou du vagin de la victime par un objet ou toute partie du corps (Cf, affaire Furundzija*). De plus, l’usage ou la menace de la force à travers la menace de violences, contrainte, détention, pressions psychologiques… est également requise.

Ainsi, grâce aux décisions rendues par le TPIR et TPIY ainsi que leur consécration par le Statut de Rome, une uniformisation quant à l’incrimination du viol de guerre a été mise en place sortant ainsi ce crime de l’ombre. Les Nations Unies ont, à ce sujet, publié un communiqué de presse le 19 juin 2008, condamnant fermement ce crime et manifestant leur volonté de le combattre.

Aujourd’hui donc, le viol de guerre dispose d’une assise juridique certaine qui ne fait plus débat en droit pénal international, d’autant plus qu’il peut être envisagé comme constitutif d’un crime de génocide. Malgré tout, la règle reste l’impunité dans ce domaine. Un tel constat nous mène donc à considérer que le problème s’est déplacé et ne réside plus dans le vide juridique dont le viol de guerre a pu faire l’objet, mais autour de la capacité à collecter des éléments recevables devant un tribunal.

Telle est la direction que doit prendre le combat contre l’impunité des violences sexuelles commises en temps de guerre et c’est dans cette lutte que WWoW s’engage. Grâce à l’expérience et l’expertise juridique de Céline BARDET, WWoW travaille sur une nouvelle approche de ce phénomène en se concentrant sur les survivant e s des violences sexuelles en temps de guerre. Grâce au développement du Back Up, le projet est, entre autres, de récupérer et authentifier les témoignages de victimes qui permettront, par la suite, de constituer des éléments solides à intégrer dans des dossiers recevables devant les juridictions internationales. Bassem ALAOUI *TPIR, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, 2 septembre 1998, Aff n° ICTR-96-4-T *TPIY, Le procureur c. Anto Furundzija, 10 décembre 1998, Aff. n° IT-95-17/1-T.


  • 15 févr. 2019
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

L’histoire des violences sexuelles liées aux conflits : du dommage collatéral à l’arme de guerre


Les violences sexuelles ont toujours fait partie intégrante de la guerre. Tous les conflits de l’Histoire ont vu des abus sexuels commis à plus ou moins grande échelle. Néanmoins, cette violence a évolué au cours du temps. Elle est passée d’une pratique profitant du chaos de la guerre, à une stratégie, un instrument au service de la guerre.

Les victimes de violences sexuelles dans les conflits ont longtemps été considérées comme des « dommages collatéraux » de la guerre. Cette vision des choses est très ancienne et renvoie à l’idée qu’il y aurait une fatalité de la violence sexuelle dans la guerre, que celle-ci en ferait fatalement partie.

Déjà dans la mythologie romaine, le rapt des Sabines évoquait l’enlèvement de jeunes filles par des hommes venus de Rome qui souhaitaient les épouser.


Durant l’Antiquité, le Moyen-âge et l’Epoque Moderne, cette notion prévaut. Les femmes des vaincus sont considérées comme une partie légitime du butin de guerre conquis, au même titre que les biens matériels. Le viol est vu comme une part intégrante du pillage, un droit de disposer des femmes que s’arrogent les vainqueurs au fil de leur avancée. Durant les guerres de conquêtes – celles qui emmènent le combattant loin de chez lui et pour longtemps – le viol est même considéré comme une récompense personnelle, utile au moral des troupes. Les femmes et les jeunes filles sont alors les premières victimes de ce viol du vainqueur sur le vaincu.

Le premier texte à protéger les femmes de ces violences fut le Code Lieber de 1863, du nom de son rédacteur, qui fondait cette protection sur le « caractère sacré des relations de famille ».Signé par le Président Lincoln, ce Code avait pour but d’encadrer l’attitude à adopter avec les prisonniers de guerre par exemple, lors de la Guerre de Sécession.

Mais sans cadre légal international, les violences sexuelles restent prégnantes au sein des conflits du XXe siècle. Le terrible massacre de Nankin en Chine (1937-1938) en est l’un des exemples les plus tristes : les soldats japonais ont violé et mutilé de très nombreuses femmes chinoises avant de les tuer.

La Seconde Guerre Mondiale voit elle aussi des soldats profiter du chaos généré par la guerre pour se livrer à des abus sexuels. C’est le cas en Italie avec les crimes de Ciociarie d’avril à juin 1944 : dans les régions du Lathium, de la Toscane et de la Ciociarie, les corps expéditionnaires français, composés de soldats algériens, marocains, tunisiens et sénégalais violent et massacrent les populations locales. Toujours durant le second conflit mondial, le Japon met en place ce qui sera appelé les « femmes de réconfort ». Ce système de prostitution visait à permettre aux soldats nippons d’assouvir leurs besoins sexuels et exploitait massivement des femmes japonaises, chinoises ou encore coréennes.

Le viol durant la Seconde Guerre Mondiale est donc plutôt un « viol d’opportunisme ». Les abus sexuels profitent de l’absence totale de règles générée par les combats, du chaos de la guerre. Mais c’est aussi un viol de vengeance et d’humiliation de l’ennemi : ce fut le cas en Allemagne lors de l’entrée des troupes américaines, britanniques et françaises dans le pays, où de nombreuses femmes allemandes furent violées par vengeance. Les viols commis par les soldats russes en Allemagne sont aussi inscrits dans l’Histoire, notamment dans la capitale, où on estime que 100 000 Berlinoises auraient été violées. Enfin, la Seconde Guerre Mondiale montre aussi un premier triste exemple du viol utilisé comme outil ethnique : l’Allemagne nazie avait en effet instauré les Lebensborn, ces « maisons à bébés » qui avaient pour but de faire naître les futurs individus de la race aryenne. Des soldats allemands choisis selon des critères physiques venaient avoir des relations avec des jeunes femmes, elles aussi choisies en fonction de leur physique. Si certaines d’entre elles étaient des militantes nazies convaincues de l’importance de faire prospérer la race aryenne, d’autres furent violées et contraintes de donner naissance à des enfants dans ces centres où le viol est donc devenu un outil ethnique.

A la suite de la guerre, la Convention de Genève de 1949 condamne explicitement les atteintes physiques ou morales sur les civils, notamment le viol et la prostitution.

Cependant, les sévices sexuels demeurent monnaie courante dans les conflits qui suivent. La violence sexuelle est présente dans différents conflits issus de la décolonisation. En Algérie, elle est utilisée par l’armée française comme outil de torture sur les femmes, pour que celles-ci révèlent les lieux où se cachent les hommes appartenant à la résistance algérienne. En Algérie et ailleurs, les combattants profitent aussi du chaos de la guerre pour abuser de jeunes femmes dans une logique de « viol d’opportunisme » une nouvelle fois. On retrouve ces pratiques dans d’autres conflits, dans la guerre du Vietnam par exemple, où de nombreux viols ont également été répertoriés.

Un tournant se produit dans les années 1990. Deux conflits majeurs de cette décennie, dans les Balkans et au Rwanda, marquent un changement radical dans la conception de ce qu’est le viol dans les conflits. En effet, le viol de guerre a maintenant un but particulier, c’est une partie intégrante dans la méthode employée pour vaincre son ennemi, et par ailleurs asseoir sa domination. La guerre se fait par le viol. Ces violences sexuelles ont la particularité de traumatiser la population vaincue à la fois physiquement par les mutilations, mais aussi psychologiquement par le climat de terreur et d’humiliation qui s’étend au-delà de la victime directe.


Une systématisation du viol s’opère dans les conflits en Bosnie et au Rwanda, et marque bien la transition de la place du viol et des violences sexuelles au sein de la guerre, ainsi que leur perception par les dirigeants militaires. Auparavant les viols qui avaient lieu étaient tolérés, sinon autorisés, tandis qu’à présent, ils se font sur ordre et sous la supervision des supérieurs hiérarchiques. Au Rwanda, des « bataillons de violeurs »porteurs du VIH ont été formés pour violer. Cette technique a été qualifiée de « meurtre »par Silvana Arbia, procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda. En Bosnie, des camps de viols ont été institués à Foča et Višegrad (près de la frontière serbe), où les soldats serbes disposaient librement des femmes musulmanes capturées.

Dans ces deux conflits, la violence sexuelle est donc devenue stratégique. Elle a été pensée, planifiée et ordonnée en haut lieu. Elle est utilisée comme n’importe quelle autre arme au cœur de la guerre. Dans les deux cas cités ici, le viol est un instrument de nettoyage ethnique au service de la guerre.

Ces nouvelles violences – nouvelles car elles ne s’apparentent pas aux violences sexuelles perpétrées par le passé en temps de guerre – reflètent alors une volonté de destruction du groupe ennemi dans ce qu’il a d’intrinsèque : il faut empêcher la reproduction et détruire le lien social, à l’échelle familiale ou communautaire. Janine Altounian, dans La survivance*, analyse ces violences : « Si les exterminations n’oublient jamais dans leur programme, à côté de l’exécution des hommes, le viol des femmes voire l’éventrement des femmes enceintes ou la mutilation des parties génitales des deux sexes, c’est qu’au-delà de la destruction visible des vies, elles ambitionnent surtout celle, invisible et secrète du lieu de fécondation, de l’espace intérieur où germe la vie ». Il existe bien l’idée de détruire l’ennemi, en allant aussi loin que possible dans sa chair, par l’anéantissement de la fécondité. Les gestations et castrations forcées en Bosnie sont l’exemple de la volonté d’éliminer une population ciblée, ici en faisant disparaître le « gène bosniaque ».

Par ailleurs, le viol est commis de manière publique dans les deux conflits précités. Les soldats arrivant dans un village réunissaient les familles pour commettre les violences en présence de tous. Le but de ces actes est donc d’humilier la femme, mais aussi toute la communauté ou la famille obligée d’assister aux exactions, et parfois d’y participer. La torture perpétrée à l’encontre de la victime constitue également une torture psychologique à l’encontre de la communauté. Le but est alors de déconstruire le lien social – qui fait de la communauté ce qu’elle est – pour en entraîner l’anéantissement.

Cet anéantissement s’apparente à un lent délitement : Céline Bardet, fondatrice de We Are Not Weapons of War (WWoW), parle de « bombe à déflagration »dont l’étendue des dégâts est difficile à saisir. Plus de vingt ans après les conflits, les victimes ont à vivre avec les conséquences physiques et psychologiques de ces violences. Ce trauma s’accompagne souvent de l’exclusion de la personne ayant subi les violences. Dans le documentaire « Rwanda, la vie après. Paroles de mères. »*, six rescapées racontent leur histoire, en particulier celle qui commence après la fin du génocide. Ces femmes, « infectées de l’intérieur »par les maladies et les enfantements, furent rejetées par les survivants de leur famille et de leur communauté. Elles se retrouvent alors isolées, dans une situation particulièrement précaire et obligées d’élever seules les enfants issus de leurs viols. Se pose alors la question de l’éducation de l’enfant et de sa place au sein de la communauté victime par la difficile, voire impossible, dissociation entre l’enfant lui-même et l’agresseur. Les enfants issus des viols sont d’ailleurs très largement rejetés, souvent traités d’ « interahamwe », nom de la plus grande milice hutu durant la guerre.

Les réactions de la communauté et des familles exposent parfaitement le délitement du tissu social. Quand bien même il y aurait des survivants, la communauté est dans l’incapacité de se reconstruire. D’une part, le viol de guerre empêche la communauté de se regrouper après le conflit pour se reconstruire, par l’isolement de certains de ses membres. Cet isolement est le fait direct de la communauté, qui n’accepte plus certains de ses membres « souillés », ou de la volonté de la victime qui se sent trop humiliée pour faire encore partie du groupe. L’omerta, maître mot de ces situations, empêche le groupe de surmonter l’humiliation. D’autre part, les violences sexuelles atteignent la dignité des hommes et des femmes qui se trouvent incapables, d’un point de vue physique et psychologique, d’avoir une sexualité par la suite. Ces séquelles empêchent nécessairement les familles de se reconstruire. La destruction du lien social participe par ce biais à l’anéantissement de la fécondité.

Les conflits contemporains suivent cette même logique initiée dans les années 1990. Le « viol d’opportunisme » profitant du chaos de la guerre existe bel et bien toujours à l’heure actuelle. Mais de façon parallèle, le viol comme arme de la guerre est aujourd’hui très prégnant. Il peut être un outil de terreur et de répression politique comme c’est le cas en Libye ou en Syrie – et il touche alors de très nombreux hommes. Il peut aussi être un moyen d’asseoir son emprise sur des populations et des territoires, dans le but d’en contrôler les ressources, comme on le constate en RCA ou au Congo. Enfin, il est aujourd’hui une arme ethnique, utilisée par exemple contre les Rohingyas en Birmanie, de la même manière qu’il fut utilisé en Bosnie ou au Rwanda.

C’est donc bien une « bombe à déflagration »,qui impose toujours le même constat : le viol de guerre est une arme de destruction silencieuse, dont les dégâts ne connaissent pas de limites.

Claire-Elise PERON

 

Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 270 p. *Janine Altounian, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000 *Documentaire « Rwanda, la vie après. Paroles de mères. » réalisé par Benoît Dervaux et André Versaille


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