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Le 15 mars 2025, les journalistes Carlotta Gall et Oleksandr Chubko, du New York Times, ont publié un article important retraçant l’engagement des groupes de survivantes dans leur lutte pour que la parole des femmes victimes de violences sexuelles commises par les soldats russes soit enfin libérée. Dans un village de la région de Kherson, Liudmyla, une femme de 77 ans, s'est dressée avec une dignité admirable devant un groupe de femmes. Elle a partagé son histoire avec courage : « J'ai été battue, j'ai été violée, mais je suis encore en vie grâce à ces personnes. » Par ce témoignage poignant, elle brise le silence sur l'une des facettes les plus cruelles et dévastatrices de l'invasion russe en Ukraine : l'utilisation systématique de la violence sexuelle comme arme de guerre.[1]


Liudmyla n'est pas un cas isolé. Aux côtés de Tetyana, 61 ans, et d'Alisa Kovalenko, 37 ans, elles organisent depuis l'année dernière des rencontres dans les villages de la région, visant à sensibiliser la population à la violence sexuelle en temps de guerre. Ces groupes de parole, animés par des survivantes, sont essentiels car ils créent un contexte propice à l'écoute et à l'expression, permettant aux victimes de se libérer du poids du silence. Le viol est l'un des crimes les plus difficiles à dévoiler, souvent dissimulé par la honte, la peur et l'isolement.  Dans le tumulte des bombardements, l’urgence n’est pas à la parole, et les survivantes se sentent souvent illégitimes à évoquer leurs souffrances. Comme le souligne Véronique Nahoum-Grappe, « le viol est un crime de profanation », son traumatisme est exacerbé par la honte que la victime porte sur elle-même. « Contrairement à d'autres violences physiques, dont les cicatrices peuvent être exhibées comme des marques de courage, une femme violée subit l'opprobre et la marginalisation » [2]


Ces réunions, tenues dans un cadre sécurisé et bienveillant, jouent un rôle crucial en brisant le silence qui entoure ces atrocités : « Le plus important est de rassurer les victimes, de leur faire savoir qu'elles sont en sécurité », souligne Tetyana. « Il faut travailler sa douleur pour qu'elle ne reste pas trop longtemps en soi.»


La difficulté à évoquer ces violences réside non seulement dans les traumatismes personnels qu’elles engendrent, mais aussi dans la peur de ne pas être crue ou de subir une stigmatisation accrue. En offrant un espace d'écoute, ces groupes permettent de surmonter les obstacles, qu’ils soient internes ou externes, et donnent aux survivantes la possibilité de se reconstruire.


Ces groupes de parole constituent un moyen de résilience face à l’oppression et ouvrent la voie à une prise de conscience collective indispensable pour la reconstruction d’une nation dévastée par la guerre. Depuis le début de l'invasion russe, les procureurs ukrainiens ont enregistré plus de 344 cas de violences sexuelles liées au conflit, dont 220 concernent des femmes, parmi lesquelles 16 mineures. Cependant, les organisations de défense des droits des femmes estiment que le chiffre réel est bien plus élevé, se comptant en milliers.


Pour Sofi Oksanen, les statistiques ne captent qu’une fraction des souffrances vécues. Ce décompte officiel ne rend pas compte de l’étendue réelle du phénomène. Elle souligne qu’il ne révèle pas l’impact indirect sur les proches des victimes, ni sur leur vie professionnelle, leur santé mentale, ou leur capacité à maintenir une vie sociale. « Il ne parle pas de celles qui ont perdu la voix, ou qui choisissent désormais leurs vêtements non plus pour se sentir bien, mais pour cacher leurs corps. Il ne mentionne pas les mères qui déguisent leurs filles en garçons pour les protéger, ou celles qui ont accumulé des seaux de fumier chez elles, prêtes à en asperger leurs filles pour les protéger des soldats russes. Il ne parle pas de cette génération perdue, des enfants que ces femmes ne pourront jamais avoir. Il ne mentionne pas ces femmes qui, après ce qu’elles ont vécu, évitent toute intimité avec leur mari, ou celles qui sont abandonnées par leur conjoint dès qu'il découvre ce qui leur est arrivé. Il ne parle pas des infections, du VIH ou des troubles de la thyroïde qui marqueront la vie de certaines victimes à jamais. Et ce ne sont que les troubles physiques. Les violences sexuelles infligent des blessures profondes, qui peuvent affecter la santé des victimes pour le reste de leur vie, de manière invisible mais indélébile. »[3]


Le premier procès pour viol lié aux atrocités commises par les troupes russes a eu lieu en mai 2022 en Ukraine, avec la mise en accusation de Mikhaïl Romanov. Poursuivi par contumace, ce procès marquait une étape historique dans la lutte contre l’impunité des auteurs de violences sexuelles en temps de guerre. Il constituait le premier acte judiciaire pour des crimes aussi odieux, mais il ne représente que le début d’un processus judiciaire beaucoup plus vaste.


En effet, les troupes russes qui ont attaqué l’Ukraine se sont systématiquement rendues coupables de violences sexuelles à l’encontre de civils, hommes et femmes, de tous âges.  Ces actes barbares sont devenus un élément récurrent des atrocités commises pendant l’invasion, soulignant la brutalité et la déshumanisation systématique imposées à la population civile ukrainienne. Les preuves collectées par les observateurs et chercheurs internationaux révèlent des actes de violence sexuelle d'une ampleur et d'une cruauté inouïes. Ces agressions se sont souvent perpétrées en public, dans le but d'imposer une terreur collective. Les soldats russes, parfois en pleine rue, se sont livrés aux viols de manière délibérée, forçant parfois d'autres membres de la communauté à en être témoins. Dans des scènes d'une violence extrême, des parents ont été contraints d’assister au viol de leurs enfants, et inversement. Pire encore, certaines victimes ont été violées de longues heures, jusqu’à la mort.[4]


Interrogée par Le Monde en 2022, la défenseure ukrainienne des droits de l'Homme, Lioudmyla Denissova, soulignait : « Les Russes ne se contentent pas de violer ici. Ils violent d'une manière telle que les victimes meurent par la suite. Ils leur tirent dessus ou les violent si brutalement que les victimes succombent à leurs blessures. » [5]


Ces viols ne constituent pas un phénomène récent datant de 2022, mais s’intègrent pleinement dans la stratégie militaire russe. Comme le rappelle Sofi Oksanen, les viols perpétrés par l’armée rouge sont restés tus, de même que ceux commis lors des guerres en Tchétchénie et en Syrie. Après l’annexion illégale de la Crimée et la prise de contrôle des régions séparatistes en 2014, les victimes n’ont pas eu la possibilité de dénoncer les violences sexuelles auxquelles elles ont été soumises. La cécité de la communauté internationale et des autorités ukrainiennes traduit un oubli moral profond, permettant la réitération des crimes.


Pourquoi la Russie recourt-elle à cette arme ? En partie parce que, comme l'explique Philippe Rousselot, « le viol de guerre se présente comme une extension, voire un substitut, à la prise de possession d’un territoire. À l’acquisition, qu’elle soit temporaire ou définitive, d’un espace convoité, s’ajoute une emprise sur les populations, incarnée par l’appropriation des corps. Le viol de guerre devient ainsi une forme de conquête déterritorialisée, où se manifeste, de manière brutale, le sentiment de domination inhérent à toute annexion. À travers cet acte se conjuguent trois dimensions : l’acte de guerre (violer, c’est tuer sur le champ de bataille), la prise de guerre (violer, c’est saisir et posséder), et la conquête (violer massivement, c’est marquer de manière indélébile un territoire de sa présence). »[6]


Désormais, la communauté internationale prête enfin une oreille attentive, les procureurs ukrainiens prennent en charge les dossiers, et la parole des survivantes se libère progressivement. À travers leurs témoignages, recueillis au sein des groupes de parole, ces femmes documentent non seulement la réalité des violences, mais aussi la douleur intime et profonde des survivantes.


L'organisation SEMA Ukraine a joué un rôle déterminant en facilitant l'accès à des soins médicaux et à un soutien psychologique pour de nombreuses femmes. Quinze survivantes ont ainsi été encouragées à témoigner et à rejoindre leur communauté. En mars 2025, une délégation de SEMA Ukraine s'est rendue à la Commission des Nations Unies sur le statut des femmes pour dénoncer ces crimes. Lors de cette session, elles ont présenté un film poignant retraçant le calvaire des survivantes et ont exigé que la Russie soit officiellement désignée comme responsable des crimes de violence sexuelle en Ukraine. Iryna Dovgan et Alisa Kovalenko expliquent que leur témoignage est à la fois un acte de reconstruction personnelle, un soutien aux autres survivantes, et un combat pour la démocratie. « Il faut que le monde entier entende les crimes que la Russie a commis en Ukraine. Dommage que ce soit seulement maintenant », déclare Alisa Kovalenko.


Parler devient un acte de résistance. C’est une forme de réappropriation de soi, une manière de se reconstruire après l’horreur. « C'est une révolution de parler des viols subis quand on est une femme », confie une survivante.


Depuis l’invasion à grande échelle, les autorités ukrainiennes ont déployé plusieurs initiatives, soutenues par des bailleurs de fonds internationaux, afin de répondre aux violences sexuelles liées au conflit. La loi n° 10132, intitulée « Loi sur la protection juridique et sociale des droits des victimes de violences sexuelles liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine et les réparations provisoires urgentes », vise à faciliter l’action judiciaire des victimes tout en leur garantissant l'accès à des soins essentiels. Elle cherche à intégrer les principes du droit pénal international dans les enquêtes et poursuites relatives aux crimes de violences sexuelles. Cependant, comment rendre véritablement justice sans les témoignages des victimes ?


Face à cette horreur, les survivantes se réapproprient leur histoire, dénoncent l’utilisation du viol comme une arme de guerre, un crime que la justice internationale ne peut plus se permettre d’ignorer. Comme le souligne Sofi Oksanen, « condamner les menaces et la culpabilisation des victimes, c’est aussi rendre justice. »[7]


WWOW et son engagement sur le terrain


Consciente du rôle essentiel que joue la libération de la parole, l’ONG We Are Not Weapons of War (WWoW) se tient aux côtés des victimes pour les soutenir, améliorer la documentation des crimes et plaider en faveur de la justice en Ukraine. En partenariat avec Stand Speak Rise Up! (SSRU) et le Women’s Information Consultative Center (WICC), WWoW a organisé un symposium à huis clos à Kiev afin d’examiner les défis liés à la documentation, à la prévention et à la poursuite des violences sexuelles en temps de guerre (CRSV) en Ukraine.


Ces échanges confidentiels ont permis d’identifier les obstacles entravant l’accès des survivantes et survivants aux soins et à la justice, de sensibiliser aux différentes formes de violences sexuelles – y compris celles touchant les hommes –, de faciliter le dialogue entre les victimes, les acteurs de la société civile et les professionnels du droit, ainsi que de renforcer la coopération entre le gouvernement, les experts juridiques et les organisations nationales et internationales.


Chaque témoignage, chaque parole libérée constitue une avancée contre l’invisibilité et l’impunité. Ce symposium aboutira à la publication d’un livre blanc, attendu pour début mai 2025.

Par ailleurs, l’ONG déploie son outil Back Up sur le terrain, offrant aux survivantes et survivants un moyen sécurisé de signaler les violences subies, d’accéder à des services essentiels et de contribuer aux efforts de justice.


 

[1] New York Times “Slowly, Ukrainian Women Are Beginning to Talk About Sexual Assault in the War”, mars 2025 https://www.nytimes.com/2025/03/15/world/europe/ukraine-women-sexual-violence-war.html

[2] Véronique Nahoum Gappe « Tout viol est une torture, toute torture est un viol »., pour l’Ukraine https://www.pourlukraine.com/viols/reflexion-anthropologique

[3] Sofi Oksanen « Deux fois dans le même fleuve : la guerre de Poutine contre les femmes », Stock 8 novembre 2023.

[4] Sofi Oksanen, ibid.

[5] Le Monde, « dans un village ukrainien occupé par les russes, la brûlure indicible du viol », Ghazal Golshiri, 12 mai 2022 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/12/dans-un-village-ukrainien-occupe-par-les-russes-la-brulure-indicible-du-viol_6125721_3210.html

[6] Philippe Rousselot, le Viol de Guerre, La Guerre du Viol. Inflexions, 38(2), 23-35.https://doi.org/10.3917/infle.038.0023.

[7] Sofi Oksanen « Deux fois dans le même fleuve : la guerre de Poutine contre les femmes », opt cit.

Dernière mise à jour : 24 févr.

Ces dernières années, le monde a été témoin des crimes de masse commis par l'État islamique (EI) contre la minorité Yazidi en Syrie et en Irak. Le procès en cours en Suède contre Lina Ishaq, accusée de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, marque une étape importante vers la justice pour la communauté Yazidi. Alors que l'accusée a systématiquement nié son rôle dans  les crimes commis contre cette minorité et s'est toujours présentée comme une victime, jouant sur les biais de genre relatif à ce conflit, le tribunal a fait témoigner  des victimes directes et des témoins qui étaient présents en Syrie avec elle et qui ont exposé son rôle dans la commission des crimes par l’EI conte les Yazidis.

 

Le procès se concentre sur le rôle de Lina Ishaq, une ressortissante suédoise qui a rejoint l'État Islamique et a déjà été condamnée par la justice. En effet, en 2022, le tribunal de Stockholm l’a condamné à six ans de prison pour ne pas avoirempêché son fils de 12 ans d’être enrôlé comme enfant soldat en Syrie, où il a été tué lors du conflit. Aujourd'hui, elle fait face à des accusations supplémentaires de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre en raison de sa participation présumée à l'achat et à l'asservissement de femmes et d'enfants Yazidi. Il lui est reproché la réduction en esclavages de plusieurs femmes, des actes de torture, des traitements inhumains et dégradants et la conversion forcée, contribuant ainsi à la persécution systématique de la communauté Yazidi.

 

Les autorités suédoises, en coordination avec UNITAD[1], se sont efforcées d'identifier les victimes Yazidis et de faciliter leur participation au procès. Neuf victimes sont venues d'Irak et d’autres pays où elles ont trouvé refuge, pour témoigner et affronter leur ancienne ravisseuse. Les preuves présentées au cours du procès comprennent les récits des victimes, détaillant les traitements brutaux qu'elles ont subis ainsi que des éléments collectés par les services de renseignement suédois. Le procès met également en lumière les fondements idéologiques de l'État Islamique, qui a justifié ces crimes dans le cadre de son interprétation extrémiste de l'islam.

 

Le rôle des femmes rapatriées, comme Lina Ishaq, qui s'est rendue en Syrie pour soutenir l'EI, est au cœur du procès. Bien qu'aucun des témoignages ne l'ait impliquée dans la commission de crimes sexuels, We are NOT Weapons of War suit le procès afin d'évaluer comment les tribunaux nationaux traitent les cas de violence sexuelle commis par des membres de l'EI. En effet, l’organisation a systématiquement eu recours à la violence sexuelle pendant le conflit, pourtant les tribunaux nationaux n'ont pas encore reconnu et condamné ces actes en tant que graves violations du droit international pénal.

 

En Europe, peu de membres masculins de l'EI - les principaux auteurs de violences sexuelles - ont été arrêtés ou poursuivis. Ce sont plutôt les femmes rapatriées qui ont fait l'objet de poursuites, principalement pour leur association avec une organisation terroriste, plutôt que pour des crimes internationaux. Toutefois, cette situation évolue  à mesure que les systèmes judiciaires prennent conscience des biais de genre qui, historiquement, ont fait des femmes uniquement des victimes, et les reconnaissent désormais comme des criminelles de guerre potentielles. Certains pays poursuivent désormais les membres féminins de l'EI pour l'ensemble de leurs crimes, y compris ceux définis par le droit international. Cette évolution permet de mieux comprendre leurs responsabilités et de rendre une justice adaptée aux réalités endurées par les victimes. Poursuivre les violences sexuelles en tant que crimes internationaux est essentiel pour rendre des comptes et honorer les survivantes Yazidis.

 

Au fur et à mesure que ce procès progresse, We are NOT Weapons of War reste déterminé à défendre les droits des Yazidis et à veiller à ce que les voix des victimes soient entendues. Le procès en Suède est une étape cruciale vers la justice et l'obligation de rendre des comptes pour ces crimes de masse. Il souligne également la nécessité de remettre en cause les préjugés sexistes dans les procédures judiciaires et de reconnaître la violence sexuelle comme un élément essentiel des crimes internationaux. Nous continuerons à documenter les procédures et à fournir des mises à jour sur cette affaire importante.


[1] L’équipe d'enquête pour promouvoir la responsabilité des crimes commis par Daech/ISIL

  • 6 mars 2019
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Le droit international face aux violences sexuelles en temps de conflits : l’exemple de l’ex-Yougoslavie


Un bref rappel du contexte géopolitique s’impose ici. L’ex Yougoslavie, plus communément appelée « République socialiste fédérative de Yougoslavie » (RSFY) jusqu’au 20 juin 1991 était constituée de six républiques : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie (comprenant les régions du Kosovo et de la Voïvodine) et la Slovénie. La RSFY était une mosaïque de groupes ethniques et de religions regroupant musulmans, chrétiens orthodoxes et catholiques, une multi représentation religieuse et ethnique. Suite à la chute du communisme, de nombreux partis politiques y voient une occasion parfaite pour revendiquer l’indépendance des républiques.


Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie déclarent leur indépendance, mettant ainsi véritablement fin à l’existence de la RSFY. Ont ensuite suivis la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine en avril 1992, ainsi que le Monténégro et la Serbie en juin 2006. Néanmoins, cette volonté d’accès à l’indépendance ne s’est pas faite sans difficultés.


L’importante minorité serbe de Croatie refuse de reconnaitre le nouvel Etat croate et s’allie alors avec la JNA (armée populaire yougoslave) afin de faire sécession, créant ainsi un Etat Serbe indépendant dans près d’un tiers du territoire croate qu’ils contrôlent. Après d’intenses combats, le gouvernement croate reprend le contrôle de son territoire.


Le cas de la Bosnie-Herzégovine est le plus complexe à gérer du fait de la très forte diversité ethnique de ce territoire. Si les Bosniaques musulmans en sont la communauté la plus importante (44 % de la population environ), environ 32 % de sa population est serbe orthodoxe. Des Croates, essentiellement catholiques, habitent aussi ce pays montagneux et enclavé (17 % de la population) et Franjo Tudjman, en difficulté suite à ses défaites de 1991, est tenté d’y lancer une offensive afin de susciter un élan nationaliste au sein de son opinion publique. Slobodan Milošević, de son côté, ne peut ignorer les aspirations des Serbes bosniens qui n’ont aucune envie de se trouver relégués au rang de minorité dans une république indépendante de Bosnie. Les deux anciens ennemis s’entendent donc pour déstabiliser leur voisin. Dès janvier 1992, Radovan Karadžić proclame l’indépendance d’une « République serbe de Bosnie-Herzégovine » et en, mars, suite à la proclamation de l’indépendance de la Bosnie, il entame un conflit armé. Disposant de meilleures forces que les Bosniaques et soutenu par Milošević, Karadžić parvient à occuper les deux tiers du pays, où il procède à des nettoyages ethniques. D’avril 1992 à novembre 1995, les nationalistes serbes du général Ratko Mladić assiègent également Sarajevo. Au même moment, de violents affrontements opposent les Croates, appuyés par Tudjman, aux Bosniaques. Au cours de ces deux conflits, tous les camps se livrent à des atrocités mais menacés sur deux fronts et affrontant deux anciennes républiques yougoslaves, les Bosniaques d’Alija Izetbegović sont rapidement en position de faiblesse.


Seule la communauté internationale paraît en mesure d’arrêter cette guerre sanglante. Dès 1994, les États-Unis parviennent à faire cesser le conflit croato-bosniaque. En revanche, les nationalistes serbes de Bosnie continuent le combat, certains de pouvoir l’emporter. Leur résolution est renforcée par l’inefficacité de la Force de Protection des Nations-Unies (la FORPRONU) à répondre efficacement à leurs offensives. En avril 1994, les Serbes prennent ainsi en otage des membres du personnel de l’ONU afin de s’en servir comme boucliers humains pour éviter des bombardements de l’OTAN et cette tactique est à nouveau utilisée l’année suivante en mai 1995 après des raids de l’Alliance atlantique sur la ville de Pale, quartier général de Karadžić. En juillet de la même année, les forces serbes de Bosnie occupent l’enclave de Srebrenica, officiellement sous la protection de la FORPRONU, sans rencontrer la moindre résistance de la part des casques bleus néerlandais. Le général Mladić se rend immédiatement dans la zone, et promet de prendre en charge les civils bosniaques qui y sont présents. Les jours suivants, pourtant, des milliers d’entre eux sont massacrés. Le bilan de ce massacre s’élèverait à 8000 morts environ. En représailles, l’OTAN reprend sa campagne de bombardement contre les nationalistes serbes, mais ceux-ci répondent en occupant une à une les positions occupées par les casques bleus qui ne peuvent leur opposer de résistance, une véritable humiliation pour l’ONU.


Le conflit en Bosnie-Herzégovine sera le plus meurtrier et le plus intense de la période qui a suivi l’éclatement de la Fédération yougoslave. En raison de sa situation stratégique, la république est convoitée par la Serbie et la Croatie. Le bilan reflète la gravité de la situation : Plus de 100 000 personnes tuées, 2 millions de personnes déplacées, et des milliers de victimes violées. Le siège de Sarajevo sera le plus long de l’histoire, 4 ans et demi pendant lesquels la ville est assiégée et de laquelle personne ne peut entrer ni sortir.


En 1994, le professeur Cherif Bassiouni, rapporteur ONU de la Commission d’enquête sur la Bosnie Herzégovine écrit dans son premier rapport « Sur la base des éléments d’information réunis, examinés et analysés, la Commission a conclu que de graves violations des Conventions de Genève et d’autres violations du droit international humanitaire avaient été commises à grande échelle sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et que l’exécution en avait été particulièrement cruelle et impitoyable. Le « nettoyage ethnique » et le viol ainsi que les violences sexuelles, en particulier, ont été pratiqués de façon tellement systématique par certaines des parties qu’il y a tout lieu d’y soupçonner le produit d’une politique; qu’il y ait eu politique peut également s’induire du fait que l’on a invariablement omis de prévenir la perpétration de ces crimes et de poursuivre et punir leurs auteurs. »


“Un tribunal international dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.

A la suite du conflit, l’ampleur des atrocités commises en Croatie, puis en Bosnie-Herzégovine – massacres de milliers de civils, viols, tortures, déportations – ont amené la communauté internationale à réagir, notamment par la création via une décision du Conseil de Sécurité des Nations Unies ; d’un Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) le 25 mai 1993. Ce tribunal a pour mission de juger les auteurs de crimes de guerre commis pendant les conflits des années 90 sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Il fut le premier tribunal pour crimes de guerre créé par les Nations Unies, voire le premier à connaître de tels crimes depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Il a ouvert la voie au jugement des crimes sexuels.


Par la résolution 827, le Conseil de sécurité s’est déclaré « une nouvelle fois gravement alarmé par les informations qui continuent de faire état de violations flagrantes et généralisées du droit humanitaire international sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et spécialement dans la République de Bosnie-Herzégovine, particulièrement celles qui font état de tueries massives, de la détention et du viol massif, organisés et systématiques des femmes et de la poursuite de la pratique du “nettoyage ethnique”, notamment pour acquérir et conserver un territoire ». Selon l’ONU, plus de 20 000 femmes ont été violées pendant la guerre, essentiellement des musulmanes agressées par des soldats serbes. Mais les chiffres constatés sur le terrain par différentes organisations parlent plutôt de 50 000 victimes. Il est encore très difficile aujourd’hui de savoir combien de victimes ont été concernées sachant qu’aucune étude véritable n’a été conduite sur cette question et que nombre de survivant e s restent silencieu-x- ses.


L’article 5 du statut du TPIY dispose que l’institution est habilitée à juger les personnes présumées responsables de crimes lorsqu’ils ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit tels que l’assassinat, l’extermination, la torture et le viol. Les crimes énumérés par le statut sont des crimes contre l’humanité. La spécificité de ce crime est qu’il est imprescriptible. En d’autres termes, ses auteurs peuvent être poursuivis indéfiniment, jusqu’au dernier jour de leur vie. Le Statut du TPIY incrimine en particulier le viol comme crime contre l’humanité à son article 5-g. Il l’a également érigé au rang des crimes de guerre, en le considérant comme une infraction grave aux Conventions de Genève du 12 août 1949. De son côté, le Règlement de procédure et de preuve du TPIY contient une disposition, l’article 96, qui porte sur l’administration spécifique des preuves en matière de violences sexuelles et vise à préserver au maximum la préservation maximale de la dignité de la victime.


LE VIOL, ARME DE GUERRE

Le viol commis en temps de guerre a pour spécificité de terroriser la population, de briser les familles, de détruire les communautés voire de changer la composition ethnique d’une génération future participant à un processus de « purification ethnique ». Parfois, il sert aussi à transmettre délibérément aux femmes le VIH, incapables alors de porter des enfants. Dans une affaire jugée devant le TPIY « Mucić et consorts »,la Chambre de première instance avait considéré que les viols avaient pour but d’obtenir des informations et de punir les femmes lorsqu’elles ne pouvaient pas en donner. Plus généralement, les viols visaient à les intimider, les humilier et à les soumettre. Néanmoins, il est important ici de rappeler que certes les femmes sont majoritairement les plus visées par cet acte, mais ce phénomène touche également les hommes. Le viol est ainsi devenu une stratégie d’attaque, une véritable arme de guerre, parfois même beaucoup plus meurtrière que n’importe quelle autre arme.


Les guerres yougoslaves sont encore sources de traumatismes, les victimes de ces atrocités sont nombreuses, et souffrent toujours en silence. Selon certains actes d’accusation, « la santé physique et psychologique de détenues s’est sérieusement détériorée en raison de ces violences sexuelles. Certaines des femmes souffraient d’épuisement, de pertes vaginales, de dysfonctionnement de la vessie et de flux menstruels irréguliers. (…) Certaines des femmes qui ont fait l’objet de sévices sexuels avaient envie de se suicider. D’autres sont devenues indifférentes à ce qui allait leur arriver et ont basculé dans la dépression ».


Ainsi, même après la fin d’un conflit, les impacts de la violence sexuelle persistent, notamment les grossesses non désirées, les infections sexuellement transmissibles et la stigmatisation. Et, pour répondre aux besoins des survivantes – soins médicaux, traitement du VIH, appui psychologique, aide économique et recours juridique –, il faut des ressources que la plupart des pays sortant d’un conflit ne possèdent pas.


Dans son rapport, le professeur Cherif Bassiouni précise 5 catégories dans lesquelles le viol est utilisé comme celle-ci «Une autre catégorie encore est celle des sévices sexuels que des individus, agissant seuls ou en groupe, font subir aux femmes pour les terroriser et les humilier et qui sont souvent un moyen de « nettoyage ethnique ». Des femmes qui ont été détenues dans certains camps pensent qu’elles avaient été faites prisonnières expressément pour être violées. Toutes les femmes de ces camps l’étaient très fréquemment, souvent devant d’autres prisonnières, et généralement rouées de coups et torturées en même temps. Des violeurs ont dit que leur but était de les féconder; les femmes enceintes restent prisonnières jusqu’à ce que la grossesse soit trop avancée pour un avortement. Une femme a été retenue prisonnière par son voisin (un soldat) pendant six mois près de son village. Elle était violée presque tous les jours par trois ou quatre soldats, qui lui disaient qu’elle donnerait naissance à un petit chetnik qui tuerait les musulmans quand il serait grand et qui répétaient que c’était leur président qui leur avait ordonné de se comporter ainsi. Une femme a vu ses voisins serbes venir occuper sa maison, qui leur a servi pendant plusieurs mois de centre de détention pour interrogatoires. Elle a été violée presque quotidiennement et battue pendant des mois et elle a été témoin de plusieurs assassinats et actes de torture; deux autres femmes ont été violées là aussi. »


LE TOURNANT JURIDIQUE

Le TPIY a profondément transformé le paysage du droit international pénal et humanitaire. Il a finalement permis aux victimes de témoigner et de défendre leur cause afin que les auteurs de ces atrocités soient jugés. Le rôle que le Tribunal a joué en poursuivant des auteurs de crimes sexuels infligés pendant les conflits en ex-Yougoslavie est inédit. Il a ouvert la voie pour que, dans le monde entier, ces crimes soient jugés avec plus de fermeté. Dès les premiers jours du mandat du Tribunal, des enquêtes ont été menées au sujet d’allégations concernant la détention systématique et le viol de femmes, d’hommes et d’enfants. Plus d’un tiers des personnes condamnées par le TPIY ont été déclarées coupables pour des crimes impliquant des violences sexuelles. Il s’agit là d’un accomplissement précurseur, grâce auquel les différents traités et conventions établis au fil du XXème siècle en matière de violences sexuelles ont finalement pu être appliqués, et leur violation sanctionnée.


Le TPIY a pris des mesures innovantes pour répondre à l’impératif que représentent les poursuites pour des sévices sexuels infligés en temps de guerre. De même que son institution-sœur, le Tribunal pour le Rwanda (TPIR), le TPIY est l’une des premières instances judiciaires à mettre des accusés explicitement en cause pour violences sexuelles commises en temps de guerre, et à définir, en droit coutumier, des crimes commis contre des femmes tels que le viol et l’esclavage sexuel.


Le TPIY est également le premier tribunal pénal international à avoir prononcé des déclarations de culpabilité pour viol en tant que torture et pour esclavage sexuel en tant que crime contre l’humanité. Il est aussi le premier tribunal international basé en Europe à avoir prononcé une déclaration de culpabilité pour viol en tant que crime contre l’humanité, après celle prononcée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Le TPIY a apporté la preuve qu’il était possible de poursuivre avec efficacité des violences sexuelles perpétrées en temps de guerre. Il a permis aux survivant e s de s’exprimer au sujet de leurs souffrances et a finalement contribué à rompre le silence et la tradition d’impunité qui entouraient ces actes.


Plus d’un tiers des personnes condamnées par le TPIY ont été déclarées coupables pour des crimes impliquant des violences sexuelles.


Nous citerons ici notamment deux affaires importantes. La première concerne « Kunarac et consorts » (2002). Les trois accusés, des officiers de l’Armée des Serbes de Bosnie, Dragoljub Kunarac, Zoran Vuković et Radomir Kovač, ont contribué à la mise en place de camps où les femmes étaient violées, dans la ville de Foča, en Bosnie orientale.Des femmes étaient séquestrées dans des appartements et hôtels gérés comme des maisons closes, et étaient utilisées pour effectuer des tâches ménagères. Elles ne pouvaient pas quitter les lieux et étaient achetées et vendues comme des marchandises. Pour les juges du TPIY, il n’y avait aucun doute, leurs conditions de vie étaient celles d’esclavages mais cette fois-ci un esclavage de nature sexuelle. Par cette décision, les juges ont contribué à une avancée majeure du droit international, en ce sens que, le droit international avait, jusqu’alors, associé la réduction en esclavage au travail forcé et à la servitude. En conséquence de quoi, la définition de ce crime a été élargie à la servitude sexuelle, permettant ainsi une plus grande incrimination des actes sexuels. Les trois accusés ont également été reconnus coupables de viol en tant que crime contre l’humanité. Le TPIY fut ainsi le premier tribunal international à condamner une personne pour viol en tant que crime contre l’humanité.


La seconde affaire concerne « Furundžija » (1998), premier procès mené par le TPIY portant exclusivement sur des sévices sexuels. En l’espèce, Anto Furundžija, commandant d’une unité spéciale du Conseil de défense croate (HVO) en Bosnie-Herzégovine, a autorisé ses subordonnés a violé de manière répétée une femme musulmane de Bosnie lors d’interrogatoires. Il a néanmoins été reconnu coupable en tant que coauteur pour avoir aidé et encouragé le crime et a été condamné à dix ans d’emprisonnement.


Dans cette affaire, les juges ont reconnu que le viol pouvait être utilisé comme un instrument pour commettre un génocide si les éléments constitutifs sont réunis, et faire l’objet de poursuites en tant que tel.

Le TPIY s’est dissout le 31 décembre 2017 après avoir rendu ses deux derniers jugements, dans les affaires KARADZIC, le 24 mars 2016 et MLADIC le 22 novembre 2017. Les missions résiduelles du TPIY telles que le contrôle de l’application des peines et l’examen des procédures d’appel depuis le 1ejuillet 2013 sont aujourd’hui confiées au Mécanisme pour les tribunaux internationaux. Cette institution est appelée, de manière autonome depuis la fermeture du TPIR et du TPIY, à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux.


Au cours de ses vingt-quatre années de mandat, le TPIY a irréversiblement transformé le droit international humanitaire et ses décisions ont redonné une lueur d’espoir pour les victimes de violences sexuelles et sont donc à saluer.


Le conflit dans les Balkans a été d’une violence abjecte et les accusations et condamnations pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité furent nombreuses. C’est aussi en s’intéressant aux Balkans que Céline Bardet, fondatrice et directrice de WWoW a débuté sa carrière. A 27 ans, elle rentre en effet au TPIY et devient l’assistante du juge Claude Jorda. Pendant plusieurs années, elle affûte son expertise juridique en travaillant sur de nombreuses affaires pour reconstituer chaque crime : comme pour créer un grand puzzle, elle croise les éléments de preuves, décortique les témoignages, remonte les chaînes de commandement… Un travail de longue haleine au cœur de la justice internationale, qui lui permet aujourd’hui d’avoir une véritable expertise sur la question des crimes internationaux. Elle se penche sur les cas de criminels de guerre comme Goran Jelisic condamné à 40 ans d’emprisonnement pour son rôle dans la détention et l’exécution systématique de prisonniers dans le camp de Luka en Bosnie. Elle travaille également sur l’affaire du général croate Tihomir Blaskic et sur son rôle dans le massacre d’Ahmici en 1993, qui a coûté la vie à plus de 100 civils bosniaques.


En Bosnie, la fondatrice de WWoW est aussi profondément marquée par l’utilisation massive du viol comme arme de guerre. De 2004 à 2011, elle s’installe dans les Balkans pour travailler sur le terrain, au contact des populations locales. En outre, elle forme et dirige une unité spécialisée sur les crimes de guerre à Brcko en Bosnie. Elle s’aperçoit que de nombreuses victimes de viol n’ont jamais été entendues et n’ont jamais pu obtenir justice. C’est dans les Balkans que son combat contre le viol de guerre débute. Un combat pour la justice et pour la dignité des victimes : Céline Bardet mène et remporte le premier procès pour viol en Bosnie.


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