
Le 15 mars 2025, les journalistes Carlotta Gall et Oleksandr Chubko, du New York Times, ont publié un article important retraçant l’engagement des groupes de survivantes dans leur lutte pour que la parole des femmes victimes de violences sexuelles commises par les soldats russes soit enfin libérée. Dans un village de la région de Kherson, Liudmyla, une femme de 77 ans, s'est dressée avec une dignité admirable devant un groupe de femmes. Elle a partagé son histoire avec courage : « J'ai été battue, j'ai été violée, mais je suis encore en vie grâce à ces personnes. » Par ce témoignage poignant, elle brise le silence sur l'une des facettes les plus cruelles et dévastatrices de l'invasion russe en Ukraine : l'utilisation systématique de la violence sexuelle comme arme de guerre.[1]
Liudmyla n'est pas un cas isolé. Aux côtés de Tetyana, 61 ans, et d'Alisa Kovalenko, 37 ans, elles organisent depuis l'année dernière des rencontres dans les villages de la région, visant à sensibiliser la population à la violence sexuelle en temps de guerre. Ces groupes de parole, animés par des survivantes, sont essentiels car ils créent un contexte propice à l'écoute et à l'expression, permettant aux victimes de se libérer du poids du silence. Le viol est l'un des crimes les plus difficiles à dévoiler, souvent dissimulé par la honte, la peur et l'isolement. Dans le tumulte des bombardements, l’urgence n’est pas à la parole, et les survivantes se sentent souvent illégitimes à évoquer leurs souffrances. Comme le souligne Véronique Nahoum-Grappe, « le viol est un crime de profanation », son traumatisme est exacerbé par la honte que la victime porte sur elle-même. « Contrairement à d'autres violences physiques, dont les cicatrices peuvent être exhibées comme des marques de courage, une femme violée subit l'opprobre et la marginalisation » [2]
Ces réunions, tenues dans un cadre sécurisé et bienveillant, jouent un rôle crucial en brisant le silence qui entoure ces atrocités : « Le plus important est de rassurer les victimes, de leur faire savoir qu'elles sont en sécurité », souligne Tetyana. « Il faut travailler sa douleur pour qu'elle ne reste pas trop longtemps en soi.»
La difficulté à évoquer ces violences réside non seulement dans les traumatismes personnels qu’elles engendrent, mais aussi dans la peur de ne pas être crue ou de subir une stigmatisation accrue. En offrant un espace d'écoute, ces groupes permettent de surmonter les obstacles, qu’ils soient internes ou externes, et donnent aux survivantes la possibilité de se reconstruire.
Ces groupes de parole constituent un moyen de résilience face à l’oppression et ouvrent la voie à une prise de conscience collective indispensable pour la reconstruction d’une nation dévastée par la guerre. Depuis le début de l'invasion russe, les procureurs ukrainiens ont enregistré plus de 344 cas de violences sexuelles liées au conflit, dont 220 concernent des femmes, parmi lesquelles 16 mineures. Cependant, les organisations de défense des droits des femmes estiment que le chiffre réel est bien plus élevé, se comptant en milliers.
Pour Sofi Oksanen, les statistiques ne captent qu’une fraction des souffrances vécues. Ce décompte officiel ne rend pas compte de l’étendue réelle du phénomène. Elle souligne qu’il ne révèle pas l’impact indirect sur les proches des victimes, ni sur leur vie professionnelle, leur santé mentale, ou leur capacité à maintenir une vie sociale. « Il ne parle pas de celles qui ont perdu la voix, ou qui choisissent désormais leurs vêtements non plus pour se sentir bien, mais pour cacher leurs corps. Il ne mentionne pas les mères qui déguisent leurs filles en garçons pour les protéger, ou celles qui ont accumulé des seaux de fumier chez elles, prêtes à en asperger leurs filles pour les protéger des soldats russes. Il ne parle pas de cette génération perdue, des enfants que ces femmes ne pourront jamais avoir. Il ne mentionne pas ces femmes qui, après ce qu’elles ont vécu, évitent toute intimité avec leur mari, ou celles qui sont abandonnées par leur conjoint dès qu'il découvre ce qui leur est arrivé. Il ne parle pas des infections, du VIH ou des troubles de la thyroïde qui marqueront la vie de certaines victimes à jamais. Et ce ne sont que les troubles physiques. Les violences sexuelles infligent des blessures profondes, qui peuvent affecter la santé des victimes pour le reste de leur vie, de manière invisible mais indélébile. »[3]
Le premier procès pour viol lié aux atrocités commises par les troupes russes a eu lieu en mai 2022 en Ukraine, avec la mise en accusation de Mikhaïl Romanov. Poursuivi par contumace, ce procès marquait une étape historique dans la lutte contre l’impunité des auteurs de violences sexuelles en temps de guerre. Il constituait le premier acte judiciaire pour des crimes aussi odieux, mais il ne représente que le début d’un processus judiciaire beaucoup plus vaste.
En effet, les troupes russes qui ont attaqué l’Ukraine se sont systématiquement rendues coupables de violences sexuelles à l’encontre de civils, hommes et femmes, de tous âges. Ces actes barbares sont devenus un élément récurrent des atrocités commises pendant l’invasion, soulignant la brutalité et la déshumanisation systématique imposées à la population civile ukrainienne. Les preuves collectées par les observateurs et chercheurs internationaux révèlent des actes de violence sexuelle d'une ampleur et d'une cruauté inouïes. Ces agressions se sont souvent perpétrées en public, dans le but d'imposer une terreur collective. Les soldats russes, parfois en pleine rue, se sont livrés aux viols de manière délibérée, forçant parfois d'autres membres de la communauté à en être témoins. Dans des scènes d'une violence extrême, des parents ont été contraints d’assister au viol de leurs enfants, et inversement. Pire encore, certaines victimes ont été violées de longues heures, jusqu’à la mort.[4]
Interrogée par Le Monde en 2022, la défenseure ukrainienne des droits de l'Homme, Lioudmyla Denissova, soulignait : « Les Russes ne se contentent pas de violer ici. Ils violent d'une manière telle que les victimes meurent par la suite. Ils leur tirent dessus ou les violent si brutalement que les victimes succombent à leurs blessures. » [5]
Ces viols ne constituent pas un phénomène récent datant de 2022, mais s’intègrent pleinement dans la stratégie militaire russe. Comme le rappelle Sofi Oksanen, les viols perpétrés par l’armée rouge sont restés tus, de même que ceux commis lors des guerres en Tchétchénie et en Syrie. Après l’annexion illégale de la Crimée et la prise de contrôle des régions séparatistes en 2014, les victimes n’ont pas eu la possibilité de dénoncer les violences sexuelles auxquelles elles ont été soumises. La cécité de la communauté internationale et des autorités ukrainiennes traduit un oubli moral profond, permettant la réitération des crimes.
Pourquoi la Russie recourt-elle à cette arme ? En partie parce que, comme l'explique Philippe Rousselot, « le viol de guerre se présente comme une extension, voire un substitut, à la prise de possession d’un territoire. À l’acquisition, qu’elle soit temporaire ou définitive, d’un espace convoité, s’ajoute une emprise sur les populations, incarnée par l’appropriation des corps. Le viol de guerre devient ainsi une forme de conquête déterritorialisée, où se manifeste, de manière brutale, le sentiment de domination inhérent à toute annexion. À travers cet acte se conjuguent trois dimensions : l’acte de guerre (violer, c’est tuer sur le champ de bataille), la prise de guerre (violer, c’est saisir et posséder), et la conquête (violer massivement, c’est marquer de manière indélébile un territoire de sa présence). »[6]
Désormais, la communauté internationale prête enfin une oreille attentive, les procureurs ukrainiens prennent en charge les dossiers, et la parole des survivantes se libère progressivement. À travers leurs témoignages, recueillis au sein des groupes de parole, ces femmes documentent non seulement la réalité des violences, mais aussi la douleur intime et profonde des survivantes.
L'organisation SEMA Ukraine a joué un rôle déterminant en facilitant l'accès à des soins médicaux et à un soutien psychologique pour de nombreuses femmes. Quinze survivantes ont ainsi été encouragées à témoigner et à rejoindre leur communauté. En mars 2025, une délégation de SEMA Ukraine s'est rendue à la Commission des Nations Unies sur le statut des femmes pour dénoncer ces crimes. Lors de cette session, elles ont présenté un film poignant retraçant le calvaire des survivantes et ont exigé que la Russie soit officiellement désignée comme responsable des crimes de violence sexuelle en Ukraine. Iryna Dovgan et Alisa Kovalenko expliquent que leur témoignage est à la fois un acte de reconstruction personnelle, un soutien aux autres survivantes, et un combat pour la démocratie. « Il faut que le monde entier entende les crimes que la Russie a commis en Ukraine. Dommage que ce soit seulement maintenant », déclare Alisa Kovalenko.
Parler devient un acte de résistance. C’est une forme de réappropriation de soi, une manière de se reconstruire après l’horreur. « C'est une révolution de parler des viols subis quand on est une femme », confie une survivante.
Depuis l’invasion à grande échelle, les autorités ukrainiennes ont déployé plusieurs initiatives, soutenues par des bailleurs de fonds internationaux, afin de répondre aux violences sexuelles liées au conflit. La loi n° 10132, intitulée « Loi sur la protection juridique et sociale des droits des victimes de violences sexuelles liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine et les réparations provisoires urgentes », vise à faciliter l’action judiciaire des victimes tout en leur garantissant l'accès à des soins essentiels. Elle cherche à intégrer les principes du droit pénal international dans les enquêtes et poursuites relatives aux crimes de violences sexuelles. Cependant, comment rendre véritablement justice sans les témoignages des victimes ?
Face à cette horreur, les survivantes se réapproprient leur histoire, dénoncent l’utilisation du viol comme une arme de guerre, un crime que la justice internationale ne peut plus se permettre d’ignorer. Comme le souligne Sofi Oksanen, « condamner les menaces et la culpabilisation des victimes, c’est aussi rendre justice. »[7]
WWOW et son engagement sur le terrain
Consciente du rôle essentiel que joue la libération de la parole, l’ONG We Are Not Weapons of War (WWoW) se tient aux côtés des victimes pour les soutenir, améliorer la documentation des crimes et plaider en faveur de la justice en Ukraine. En partenariat avec Stand Speak Rise Up! (SSRU) et le Women’s Information Consultative Center (WICC), WWoW a organisé un symposium à huis clos à Kiev afin d’examiner les défis liés à la documentation, à la prévention et à la poursuite des violences sexuelles en temps de guerre (CRSV) en Ukraine.
Ces échanges confidentiels ont permis d’identifier les obstacles entravant l’accès des survivantes et survivants aux soins et à la justice, de sensibiliser aux différentes formes de violences sexuelles – y compris celles touchant les hommes –, de faciliter le dialogue entre les victimes, les acteurs de la société civile et les professionnels du droit, ainsi que de renforcer la coopération entre le gouvernement, les experts juridiques et les organisations nationales et internationales.
Chaque témoignage, chaque parole libérée constitue une avancée contre l’invisibilité et l’impunité. Ce symposium aboutira à la publication d’un livre blanc, attendu pour début mai 2025.
Par ailleurs, l’ONG déploie son outil Back Up sur le terrain, offrant aux survivantes et survivants un moyen sécurisé de signaler les violences subies, d’accéder à des services essentiels et de contribuer aux efforts de justice.
[1] New York Times “Slowly, Ukrainian Women Are Beginning to Talk About Sexual Assault in the War”, mars 2025 https://www.nytimes.com/2025/03/15/world/europe/ukraine-women-sexual-violence-war.html
[2] Véronique Nahoum Gappe « Tout viol est une torture, toute torture est un viol »., pour l’Ukraine https://www.pourlukraine.com/viols/reflexion-anthropologique
[3] Sofi Oksanen « Deux fois dans le même fleuve : la guerre de Poutine contre les femmes », Stock 8 novembre 2023.
[4] Sofi Oksanen, ibid.
[5] Le Monde, « dans un village ukrainien occupé par les russes, la brûlure indicible du viol », Ghazal Golshiri, 12 mai 2022 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/12/dans-un-village-ukrainien-occupe-par-les-russes-la-brulure-indicible-du-viol_6125721_3210.html
[6] Philippe Rousselot, le Viol de Guerre, La Guerre du Viol. Inflexions, 38(2), 23-35.https://doi.org/10.3917/infle.038.0023.
[7] Sofi Oksanen « Deux fois dans le même fleuve : la guerre de Poutine contre les femmes », opt cit.