« Pour quelle raison devrions-nous lutter encore, alors que la terre entière est liguée contre nous ?Pourquoi devrions-nous combattre? Pour la Ghouta? Qu’elle repose en paix, il ne reste que des cendres ».
Ces quelques phrases sont issues d’une lettre de Ward Mardini, témoignage du cœur de la Ghouta, écrite aujourd’hui même et publiée par l’association SyrieMDL (Syrie Moderne, Démocratique et Laïque).
La Ghouta vit bel et bien un massacre, perpétué par le régime de Bachar al-Assad, accompagné de son allié russe – bien que le Kremlin démente toute implication de ses avions dans les bombardements.
Il faut bien comprendre que la Ghouta n’est pas une ville syrienne. C’est une large zone située dans la banlieue de Damas, qui représentait auparavant un lieu de sortie le week-end pour les habitants de la capitale. Elle est composée de plusieurs villes, chacune portant son lot de désolation. Douma s’est vue particulièrement touchée par les bombardements à l’arme chimique en août 2013. C’est aussi le cas de Hammouriya. Plus à l’ouest, Daraya est devenue tristement célèbre pour avoir vu ses habitants affamés se nourrir d’herbe, tandis que le régime maintenait un siège sur la ville. Cette stratégie qui consiste à affamer une population en organisant un siège et en bloquant tout convoi humanitaire a été généralisée dans toute la Ghouta, notamment dans les villes de Babila, Qudsaya, Moadamiya, et bien d’autres encore… Oui, la Ghouta aura tout connu : la famine, les armes chimiques, et une nouvelle fois aujourd’hui, les bombardements massifs.
Le régime de Bachar al-Assad a en effet lancé une vaste offensive depuis début février. Déjà en janvier, des attaques chimiques avaient été recensées sur la Ghouta. Aujourd’hui, Rami Jarrah, activiste et journaliste syrien très actif et en contact avec des civils sur place, parlait de 322 victimes dont 76 enfants. 9 hôpitaux ont été visés par les bombardements, stratégie utilisée par le régime tout au long du conflit. La Ghouta abrite encore 350 000 civils, vivant sous siège depuis 2012. Plusieurs groupes rebelles y sont également présents : certains sont modérés, d’autres se revendiquent de l’islam radical. On notera que l’Etat Islamique ne semble pas présent dans la Ghouta, en revanche Hayat Tahrir al-Cham (ex Al-Nosra) y possède des groupes. Si le régime déclare bombarder la zone pour se débarrasser de ces groupes rebelles, les civils sont une nouvelle fois les premières victimes.
De nombreuses ONG et Organisations Internationales ont appelé à un cessez-le-feu et à une réaction de la part de la communauté internationale. La déclaration « page blanche » de l’Unicef est particulièrement marquante. Geert Cappelaere, directeur régional de l’Unicef pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient a préféré laisser parler son incrédulité et a montré qu’il n’a plus les mots : « Aucun mot de rendra justice aux enfants tués, à leurs mères, leurs pères, à ceux qui leur sont chers ».
D’autres ont rapproché ce massacre des heures les plus sombres de notre Histoire. Disons même plutôt que les comparaisons ont visé la façon dont les autorités internationales détournent le regard. Ainsi le massacre actuel dans la Ghouta nous rappelle Grozny, ou encore les camps de Sabra et Chatila. The Guardian compare même la situation avec le massacre de Srebrenica en Bosnie en juillet 1995.
Ces comparaisons sont-elles utiles au fond ? On ne parle finalement pas des mêmes situations, les contextes des conflits varient énormément, les acteurs en jeu aussi… Il est d’autre part assez indécent de considérer que tel massacre « est pire » que tel autre. Il n’y a pas de classement de la souffrance, et chercher à savoir qui souffre le plus est au fond assez vide de sens.
Toutefois, ces comparaisons nous permettent de réaliser que l’histoire se répète. Les grands discours du « Plus jamais ça » deviennent de belles chimères, et nous renvoient à l’hypocrisie de la « communauté internationale », si tant est qu’on puisse la nommer ainsi.
Ce qui se répète aussi, c’est la stratégie de la destruction totale de Bachar al-Assad. Le docteur ne veut pas simplement reprendre la Ghouta, il veut enterrer toute forme d’opposition. C’est la même stratégie de destruction complète à laquelle on a pu assister à Alep où il ne reste plus rien. La même qu’à Daraya : 80 000 habitants en 2010, 4000 aujourd’hui après un siège, la famine et des bombardements qui ont détruit 90% de la ville. C’est une stratégie qu’on risque de retrouver prochainement à Idleb, lorsque le régime et ses alliés voudront reprendre la ville.
De façon plus large, c’est un leitmotiv commun au clan Assad. Déjà de son temps, Hafez al-Assad savait déployer un arsenal colossal pour enterrer la révolte. Le massacre à Hama en 1982 ressemble tristement à celui que l’on vit aujourd’hui. Elément souvent oublié, il avait suivi le massacre de 1000 prisonniers dans la prison de Tadmor à Palmyre, ordonné par le frère de Hafez, Rifaat al-Assad. Ce-dernier est d’ailleurs actuellement poursuivi par Trial International, qui mène un combat incroyable pour la justice.
La Ghouta est un lieu de désolation, d’un cauchemar éveillé pour les Syriens. Mais pour comprendre l’offensive menée par le régime, il convient d’analyser la situation en termes stratégiques. En voulant remettre la main sur la Ghouta, le régime cherche en fait à sécuriser la capitale, Damas. Là encore, Bachar al-Assad poursuit une stratégie voulue par son père : Hafez al-Assad était convaincu que quiconque contrôlait Damas, détenait toute la Syrie. Et, à travers Damas, c’est le clan alaouite que les Assad ont toujours cherché à protéger. Déjà en 1970, Hafez al-Assad avait encouragé des dizaines de milliers de familles alaouites à s’installer autour de la capitale. Damas est ainsi devenue la ville hébergeant le plus d’Alaouites en Syrie, plus encore que Lattaquié, fief historique de la communauté.
Les alaouites appartiennent à une branche sectaire du chiisme, et représentent 10-13% de la population syrienne, celle-ci étant majoritairement sunnite (80%). Le clan Assad au pouvoir est alaouite et cherche à protéger sa communauté.
C’est ici l’asabiyya dont nous parlait Michel Seurat, lui qui avait analysé la barbarie du régime bien avant les événements de 2011, et qui l’a payé de sa vie*. L’asabiyya, concept d’Ibn Khaldoun repris par M. Seurat, pourrait se traduire par la « communauté de sang et de destin », c’est le « groupe de solidarité ». Seurat explique que dans la façon dont le clan Assad a pris le pouvoir et l’a conservé, cette asabiyya a toujours été centrale : Hafez puis Bachar al-Assad ont toujours voulu protéger la communauté alaouite et se sont toujours entourés de membres de cette communauté. Ainsi, il n’est pas surprenant de retrouver les frères, les cousins ou les beaux-frères de Bachar al-Assad aux plus hauts postes du pouvoir. Il est important de noter que cette « communauté des destins » n’est pas uniquement basée sur le facteur religieux, mais aussi sur l’appartenance locale (quartier, clan).
Loin de vouloir réduire la guerre civile syrienne à un conflit communautaire – les lectures politiques, sociales et économiques se superposent à cette dimension – l’idée ici est simplement de montrer la stratégie d’Assad autour de la Ghouta, et ce qu’il vise à travers les bombardements incessants. L’idée est de sécuriser la capitale, de protéger son clan, et de montrer aux Damascènes qu’ils n’ont plus à craindre des attaques venues de l’extérieur de la ville.
L’Iran soutient quant à lui totalement cette stratégie à dessein : les aéroports autour de la capitale sont le principal moyen pour Téhéran d’approvisionner le Hezbollah libanais en armes. Les soldats chiites iraniens ou libanais sont en outre nombreux à se battre autour de Damas. La mosquée de Sayyida Zeinab à Damas est un grand lieu de pèlerinage chiite, et, souvent visée par des roquettes rebelles, elle a incité de nombreux combattants chiites à s’engager dans la bataille.
La Ghouta est donc prise dans une stratégie qui la dépasse. Assad veut établir un périmètre de sécurité tout autour de Damas et ne va pas s’arrêter. Après la pluie de bombes, on redoute désormais une offensive terrestre comme le laissait penser le quotidien Al-Watan proche du régime. Une opération au sol pourrait s’accompagner des mêmes atrocités que lors de la reconquête d’Alep, où soldats et miliciens proches du régime ont procédé à des exécutions sommaires dans les habitations et à des viols. Certains témoignages semblent même montrer que des mères de familles ont préféré tuer leurs filles et se suicider plutôt que d’être violées par les troupes du régime.
Assad va continuer sa marche vers l’abominable. On le savait. On le sait. C’est à la communauté internationale de décider de rester dans le silence ou de lever la voix.
Alors que nous reste-il à faire ? Après de tels propos, on se sent impuissant. Et bien il faut s’indigner. C’est une réponse bien peu suffisante face aux atrocités qui se déroulent, mais ne pas détourner le regard, être conscient de ce qui se passe, c’est la première réponse à avoir.
Il y a quelques années encore, un vieux Monsieur, très sage, nous le disait : « Indignez-vous ! », pour ne pas que l’histoire se répète, pour ne pas que les crimes se renouvellent.
Comme un symbole, cette offensive du régime intervient alors que la Révolution syrienne – parce que oui, avant d’être une guerre civile, c’est une Révolution du peuple syrien pacifique – est entrée dans sa septième année.
Comme un symbole, le reportage de Zein al-Rifai, journaliste syrien exilé, sera diffusé dans l’émission Arte Reportage samedi 24 février à 18h30. Réalisé par Suzanne Allant, « Syrie, de cendres et d’espoir » nous montre une Syrie sous les bombes qui veut continuer à respirer.
* L’ouvrage de Michel Seurat en question, « Syrie, l’Etat de barbarie », PUF, Coll. Proche-Orient, 2012.
Martin CHAVE
Photo © SyrieMDL Facebook.