Le premier article de cette série, publié hier, nous a permis de voir en quoi le viol et les violences sexuelles ont constitué une composante essentielle de la répression violente menée par le régime de Kadhafi durant l’année 2011. Dès le début du soulèvement libyen, cette arme a été pensée et planifiée pour casser l’opposition. Divers témoignages recueillis en Libye indiquent que le colonel a installé une « culture du viol » dans le pays. Dans la même idée, Juma As-Sayeh, membre de la tribu des Wershefana témoignait dans le film d’Anne Poiret, Libye : l’impossible Etat-Nation. Il y expliquait que les tensions et violences actuelles qui existent entre tribus sont la résultante du « poison de Kadhafi » qui perdure et affaiblit le pays même après la mort du raïs.
Les raisons de la persistance de cette violence sont en réalité multiples. Elle est bien sûr liée au régime qu’a mis en place Kadhafi et à la façon dont il a dirigé le pays durant plus de 41 ans. Mais cette violence est aussi liée à des dynamiques internes d’opposition communautaires et régionales à travers tout le pays.
Dans ce contexte, les sévices sexuels ont continué a existé après la mort du leader libyen en octobre 2011, et ce jusqu’à aujourd’hui. L’équipe de We Are Not Weapons of War continue de recevoir de nouveaux cas de viols à l’heure actuelle. Durant une discussion téléphonique il y a encore quelques semaines, les réseaux basés à Tripoli avec lesquelles nous travaillons nous indiquaient avoir recueilli de nouveaux cas dans différentes villes du pays. La violence sexuelle reste donc bel et bien utilisée dans le chaos libyen, et nous allons voir ici qu’elle constitue désormais un outil de vengeance entre tribus, mais aussi un moyen de prise de pouvoir par les milices libyennes.
Il convient tout d’abord d’expliquer ce que sont les tribus en Libye, et ce qu’on entend lorsqu’on utilise le terme de « milices ». Ces deux entités sont très souvent mentionnées lorsqu’on parle de la situation en Libye, mais il convient de se pencher sur leur rôle dans le contexte actuel.
La Libye repose en effet sur des réseaux tribaux dispersés sur tout son territoire. Il s’agit en fait de groupes où le sentiment d’appartenance est très fort, avec une reconnaissance commune d’un « chef » de tribu, le cheikh. De nombreux Libyens considèrent d’ailleurs que leur identité tribale prime sur leur identité nationale, celle de citoyens libyens. De nombreuses fausses idées existent dans la vision occidentale de la tribu. Il faut avant tout la voir comme un groupe d’appartenance pour les individus qui la composent, avec des liens de solidarité et de confiance forts. Cela implique parfois des liens de sang, mais pas toujours. La tribu exerce un rôle important quant aux relations humaines et sociales. Elle est souvent divisée en plusieurs branches, elles-mêmes divisées en plusieurs comités. Chaque comité tribal prend des décisions relatives à la vie des individus qui composent la tribu. La loi tribale s’applique alors pour des décisions relatives à un mariage, à un vol, à un meurtre, ou à d’autres types de contentieux entre deux membres d’une tribu. Elle est parfois calquée sur la loi coranique, mais pas forcément. Quoi qu’il en soit, la tribu est donc un organe politique central dans la société libyenne. A ce titre, Ahmed al-Dam, cousin de Kadhafi réfugié au Caire et ancien commandant de sa garde rapprochée, témoignait dans le même film d’Anne Poiret : « Cette alliance tribale ressemble aux alliances entre partis politiques en occident. Tout en étant plus forte parce qu’elle est basée sur les liens du sang ».
Après son coup d’Etat en 1969, Mouammar Kadhafi avait d’abord voulu faire disparaître cette identité tribale. Le 25 mai 1970, il fait même passer une loi qui met fin au critère tribal comme fondement de l’organisation administrative du pays. Mais très vite, il s’aperçoit que l’identité tribale est trop forte pour être enterrée en Libye, et qu’il va devoir gouverner avec elle. Il va alors entamer un double-jeu avec les tribus, s’appuyant sur certaines, et en stigmatisant d’autres. En 1975, lorsqu’il découvre une tentative de putsch de la part d’un officier de Misrata, il se tourne vers les rivaux traditionnels de la ville à l’époque : Bani Walid avec la tribu des Warfalla qui lui fait allégeance. C’est à partir de là qu’il va commencer à instrumentaliser les tribus pour mieux asseoir son pouvoir. Il s’appuie d’abord sur sa tribu d’origine, les Kadhafa, qui n’est pas une tribu puissante, mais qui va bénéficier d’alliances avec d’autres. Le leader s’appuie ensuite sur les Ouled Slimane, les Tahouna ou encore les Wershefana… Il en soutient certaines, passe parfois des accords iniques avec d’autres, et alimente ainsi un sentiment de rivalité entre les diverses tribus du territoire.
Lors du soulèvement de 2011, chaque tribu poursuit des intérêts particuliers : tandis que certaines vont vouloir renverser le régime de Kadhafi, d’autres vont tenter de le soutenir. C’est à ce moment là que naissent certaines milices libyennes, ce qu’on appelle aujourd’hui les katiba. Il s’agit de groupes armées qui recrutent dans les rangs d’une même tribu ou parfois de tribus alliées. Très vite, on va ainsi voir naître de grands groupes engagés contre le régime durant les 8 mois d’insurrection. Les Katiba Tripoli, Misrata ou Zintan sont par exemple particulièrement connues pour leur engagement face aux forces du régime. Toutefois, après la mort de Kadhafi en octobre 2011, ces milices vont alors se disputer le pouvoir. C’est par exemple le cas avec les affrontements violents entre les milices de Zintan et de Misrata. Les deux groupes ayant pourtant tous deux participé au renversement du régime, ils vont violemment s’opposer dans une lutte pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli, durant laquelle des combattants islamistes appuient la milice de Misrata.
C’est ainsi que les milices contrôlent encore aujourd’hui une grande partie du territoire libyen. De nombreuses katiba répondent aux tribus desquelles elles sont issues. Néanmoins, on trouve aujourd’hui des groupes très hétéroclites : si certaines milices regroupent d’anciens rebelles de 2011 (les Thuwars), d’autres sont nées post-2011 et sont parfois des alliances entre plusieurs tribus, d’autres fois des regroupements de combattants islamistes divers. Le chaos libyen a également permis l’émergence de gangs criminels peu intéressés par la domination politique mais très attirés par l’argent que les trafics en tout genre permettent de faire (armes, drogues et trafics d’êtres humains). Cet entremêlement de groupes armés et de katiba rend la situation actuelle très confuse. En effet, le pays est officiellement divisé en deux, avec le pouvoir du Maréchal Khalifa Haftar à l’est et celui de Fayez el-Sarraj à l’ouest. Cette division illustre l’opposition historique entre deux des trois régions du pays, la Tripolitaine (à l’est) et la Cyrénaïque (à l’ouest). Mais à l’intérieur même de chacune de ces régions, des rivalités entre différentes villes existent, à la faveur d’opposition entre tribus. Au cœur même de ces villes, différentes milices se disputent le contrôle des quartiers. La situation est complexe donc. Et si deux entités existent officiellement, on s’aperçoit que le pouvoir est beaucoup plus diffus en réalité dès que l’on zoome sur cette situation, partagé entre les différents groupes armés. A l’heure actuelle, il y aurait plus de 100 milices en Libye, et 103 000 miliciens à l’échelle du pays, dont 40 000 à 45 000 dans le Grand Tripoli ; d’après Vincent Hugeux, journaliste s’étant rendu à maintes reprises en Libye. Comme l’expliquait un activiste libyen à l’équipe de We Are Not Weapons of War : « tu ne peux pas imaginer l’enfer qu’on vit en Libye. Les milices sont partout, contrôlent tout ». Enquêter sur des crimes en étant au cœur de cette situation est donc très dangereux, et les liens de confiance sont longs à construire mais nécessaires dans un climat de tension constante.
Malgré cela, les réseaux avec lesquelles nos équipes travaillent ont réussi à collecter plus de 700 cas de viols, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui. Cela montre que le viol continue d’être utilisé comme moyen de vengeance entre tribus, et instrument de conquête de quartiers, de villes, et à terme de pouvoir. Alimentées en partie par la politique de Kadhafi, puis par le conflit de 2011, les rivalités entre tribus sont aujourd’hui exacerbées dans le chaos libyen. Un des exemples révélateurs de l’utilisation du viol comme moyen de vengeance entre tribu concerne l’opposition entre les villes de Misrata et de Tawergha, et les tribus du même nom. Misrata, située sur la côte libyenne à l’est de Tripoli est une ville relativement bien dotée et assez indépendante. Tawergha, à 35 km au sud, est une ville plus pauvre et peuplée par les Tawerghi, une des dernières populations noires de Libye. Les Tawerghi ont souvent été accusés de collaborer avec le régime libyen. Kadhafi avait notamment la réputation de choisir ses hommes de mains parmi cette tribu. Néanmoins, la généralisation d’une telle accusation à l’ensemble des Tawerghi semble peu fondée.
Lors du soulèvement libyen en 2011, certains mercenaires tawerghi auraient accompagné les forces du régime dans des fouilles de maisons à Misrata. Ils se seraient montrés très violents et auraient embarqué des hommes misrati pour les humilier. Des témoignages parlent de scènes où les Tawerghi urinaient sur des Misrati aux mains attachées. Les Tawerghi auraient en outre pris certains bâtiments, les transformant en prisons informelles avec des salles de torture.
A la suite de la mort de Mouammar Kadhafi, les Misrati auraient alors voulu se venger. La ville de Tawergha fut attaquée et 35 000 Tawerghi durent fuir. Le camp de Fellah, au sud de Tripoli, accueille encore aujourd’hui des Tawerghi. Lors de leur offensive, les Misrati se seraient prêtés aux mêmes violences qu’ils avaient pu connaître de la part des Tawerghi, pour se venger. Des témoignages expliquent que durant l’opération sur la ville, des Tawerghis auraient entendu les assaillants crier : « Vous les Tawerghis, vous paierez pour Misrata ! ». Cette vengeance passe dès lors par des sévices sexuels généralisés. Divers témoins expliquent avoir vu des femmes Tawerghi traînées et violées dans la rue, en public, par plusieurs hommes misrati. Les viols ont aussi eu lieu dans les maisons, des femmes étant abusées devant leur mari ou leur père, ces-derniers étant menacés par les armes. D’autres témoignages indiquent que des membres d’une même famille auraient été forcés à avoir des relations sexuelles par les soldats misrati. L’aspect ciblé de cette attaque contre la communauté tawergha ressort dans de nombreux témoignages, les assaillants répétant sans cesse les mêmes questions, « Es-tu Tawergha ? », et insultes, « Sales chiens Tawerghi ! ».
Les sévices sexuels continuent aussi lorsque des hommes et des femmes tawerghi sont enlevés et amenés en prison. La violence sexuelle est dès lors un outil de torture, visant à casser le détenu et à le faire parler. C’est aussi un instrument de vengeance et d’humiliation d’une communauté jugée comme ennemie. De nombreuses prisons clandestines ont vu le jour pour enfermer les membres d’une tribu rivale, et les centres de détention informels se sont multipliés en Libye. La prison d’Al-Saket est notamment souvent citée pour parler du calvaire subi par les Tawerghi. Dans le cas de cette communauté, deux éléments sont à mettre en évidence. Tout d’abord, le viol semble avoir été un instrument de vengeance de la ville de Misrata considérant qu’elle rendait aux Tawerghi ce qu’elle avait elle-même subi plus tôt en 2011. Mais le viol semblerait aussi motivé pour des raisons ethniques : la communauté Tawergha a longtemps été vouée aux gémonies et a souffert d’un racisme prononcé parce qu’elle constitue l’une des dernières populations noires de Libye, ses membres étant descendants d’anciens esclaves. La question d’un aspect génocidaire du viol se pose donc ici. Néanmoins, il convient d’être très prudent : l’accusation de nettoyage ethnique ou de crime de génocide renvoie à des notions juridiques bien précises et assez complexes. Si l’aspect ethnique est ici à prendre en considération, une telle accusation nécessite des éléments étayés et corroborés. D’un point de vue juridique, rien ne permet pour l’instant d’établir un tel constat.
Quoi qu’il en soit, la situation post-2011 met bien en exergue l’utilisation du viol comme loi du talion entre différentes tribus. Certains témoignages tawerghi mettent même en avant des alliances tribales contre cette communauté. Ainsi, une femme interviewée durant le tournage du film Libye, anatomie d’un crime explique avoir été violée par cinq hommes, parmi lesquels deux Misrati, deux Zouari et un Kikli qui auraient tous voulu se venger de la communauté Tawergha. Elle aurait pu identifier leur région d’origine via leur accent. Enfin, si nous avons ici particulièrement développé l’exemple de Tawergha, il est à noter que d’autres communautés ont souffert de l’utilisation du viol. Certains témoignages évoquent le cas de prisonniers venus de Bani Walid, exécutés sur une plage à Tripoli après avoir été violés. Des documents vidéo ont également circulés, illustrant la violence de membres de la tribu des Warshefana sur des blessés Zawiyah. Il convient donc de souligner ici que la souffrance a touché toutes les tribus. Et il serait malséant de vouloir faire un classement de cette souffrance. En temps de conflit, la violence et la souffrance sont partout. Et il convient de répondre aux victimes issues de toutes les communautés, et de poursuivre tous les crimes pour établir une véritable justice.
Aujourd’hui encore, le viol est donc bien le rouage d’une stratégie pensée en Libye. Une stratégie de conquête territoriale pour les katiba, une volonté de vengeance entre tribus. Mais cela va encore plus loin, avec des incidences sociétales importantes.
En effet, en affaiblissant la tribu, le viol affaiblit la vie politique en Libye. La tribu est en effet un organe clef de cette vie politique. C’était déjà le cas sous la domination coloniale italienne, ce fut le cas sous le pouvoir d’Idriss Ier, et cela a continué sous Kadhafi. L’Etat libyen a toujours était relativement faible. L’unification du pays que le Guide de la Révolution a parfois voulu pousser avec son concept d’ « Etat des masses » (Jamahiriya), a toujours été en tension avec des logiques tribales et locales fortes. La Libye a toujours été un Etat très décentralisé et peu unifié. Le pouvoir de Kadhafi était un compromis entre la logique du non-Etat reposant sur la culture tribale et la nécessité d’un Etat reconnu et stable pour le système international permettant de commercer avec les autres Etats du monde.
Derrière cette logique tribale forte, le viol apparaît donc comme une arme des plus vicieuses. Elle détruit en effet sa victime, mais aussi les proches autour d’elle. Les liens entre membres d’une même tribu sont puissants, et l’attaque portée à un de ses membres touche par ricochet l’ensemble de sa structure. Le viol met alors à l’écart toute une tribu, alors même que ces entités sont centrales dans la vie politique en Libye. C’est bien ce qui en fait une arme pensée et planifiée, comme l’explique une victime : « le plus dur, c’est de rester en vie sans pouvoir oublier ce qu’il s’est passé. Ils le savaient ». Ceux qui ordonnent ces viols le savent oui. La victime violée reste en vie, mais ne participe plus au processus politique. En se taisant, elle disparaît de celui-ci. Si elle veut y participer, ses bourreaux peuvent révéler ce qui lui est arrivé et elle se retrouve dès lors marquée du sceau de l’illégitimité à vie. Le viol entraîne donc un effacement de la vie politique, un danger important pour l’avenir de la société libyenne.
Dans ce cadre-là, le viol touche spécifiquement les hommes libyens, parce que ce sont eux qui participent à la vie de la cité dans le pays. C’est ce que nous aborderons dans le prochain article de cette série qui sera publié demain, et qui sera consacré aux deux victimes souvent oubliées du viol de guerre en Libye, les hommes et les migrants.
Martin Chave
Pour aller plus loin, quelques références :
Sur la place des tribus dans la vie politique en Libye :
– Moncef Djaziri, « Tribus et État dans le système politique libyen », in. Outre-Terre, vol. 23, no. 3, 2009
– Anne Poiret, « Libye : l’impossible Etat-Nation », Magneto Presse et ARTE France, 2015
Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen :
– Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018
– « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/
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