Le 2 septembre 1998, la Chambre I du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), rendait son jugement dans l’affaire « Procureur contre Jean-Paul AKAYESU ». Elle reconnaissait la responsabilité de ce dernier, ancien directeur du mouvement démocratique républicain de sa région, pour sa participation au génocide des populations Tutsis, au Rwanda en 1994. Le TPIR, fut notamment convaincu de sa participation aux nombreux viols qui ont été perpétrés, au cours de cette période, en encourageant ces crimes par sa présence, son attitude et ses déclarations.
Vingt ans plus tard, le jugement AKAYESU reste un classique du droit international pénal, puisqu’il est l’un des seuls à reconnaitre la qualification de crime de génocide à des faits de viol. L’étude de cette qualification permet de mettre en lumière un aspect du viol de guerre, auquel nous pensons peu dans nos sociétés occidentales, mais qui révèle pourtant le pouvoir de ce crime, véritable arme dévastatrice.
L’article 2 du statut du TPIR donne compétence à cette juridiction pour connaitre des faits de génocide qu’elle définit comme « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe». Cette définition est reprise à l’identique dans l’article 6 du Statut de la Cour Pénale internationale (CPI). Il peut paraitre étonnant que la Chambre I ait reconnu en 1998, la qualification de génocide pour des faits de viol, dès lors qu’il n’apparait pas, dans le Statut du TPIR, comme étant une infraction constitutive du crime génocide.
C’est en réalité par l’interprétation de l’article 2 que le TPIR a su faire évoluer ce crime, en considérant que le viol pouvait être constitutif de génocide. En effet, les juges internationaux ont considéré qu’un tel comportement pouvait constituer une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale d’un groupe, dès lors qu’il était perpétré dans l’intention spécifique de détruire « en tout ou en partie », un groupe national, ethnique, racial ou religieux. L’intention génocidaire a alors été retenue, la preuve étant rapportée que ces exactions avaient été exclusivement dirigées contre les femmes Tutsis et faisaient partie intégrante du processus de destruction de cette population. Ces crimes participaient à l’anéantissement physique et mental des victimes, de leur familles et de leur groupe.
Dans l’interprétation que livre le TPIR, le 2 septembre 1998, celui-ci estime que le viol de guerre peut aussi être constitutif de crime de génocide en tant que mesure visant à entraver les naissances. Il relève à juste titre que dans les sociétés patriarcales, où l’appartenance ethnique de l’enfant est liée à l’identité du père, le viol d’une femme avec la volonté et l’intention de donner naissance à un enfant qui n’appartiendra pas au groupe de sa mère, participe à la destruction dudit groupe. D’autant plus que de tels actes ont des conséquences sur le mental des victimes pouvant entrainer un traumatisme et un refus de procréer.
Sont ici mises en avant les conséquences du viol qui en font sa toute puissance en tant qu’arme de guerre. Au delà des effets dramatiques qu’il produit sur la victime, le mal tend à se répandre, au delà de sa personne, pour toucher le groupe entier, en cela le viol de guerre est une « arme à déflagration multiple » comme l’explique Céline BARDET*.
Ces conséquences peuvent paraitre marginales, voir inexistantes dans nos sociétés occidentales, mais sont bien présentes dans les sociétés orientales, pour lesquelles le viol reste un tabou d’envergure. C’est ainsi qu’Omar GUERRERO, psychologue et psychanalyste au Centre Primo Levi, spécialisé dans l’accueil et l’aide aux victimes de torture, mentionne le viol de guerre comme une « arme radioactive »*. Il explique que les hommes qui violent, produisent quelque chose de durable dans le temps, qui « irradie ». Une femme violée fera souvent l’objet d’un rejet de la part de sa famille, de son groupe. Son couple risque le bannissement et les enfants qu’elle aura seront soupçonnés d’être des « bâtards ». Selon, Omar GUERRERO c’est l’essence même des liens de parenté, des liens humains, qui sont atteins par l’acte de viol. Utilisé pour humilier et anéantir des populations, le viol de guerre devient un moyen qui s’intègre dans un processus de destruction massive.
La question du génocide par le viol, reste toutefois évoquée avec beaucoup de précaution tant il est toujours difficile d’apporter la preuve d’une intention génocidaire au geste. Cette difficulté peut expliquer que la CPI peine à attribuer une telle qualification à des faits de viols. Elle dispose pourtant de la même définition du génocide que le TPIR et lui emprunte son interprétation. Dans le Document de politique générale relatif aux crimes sexuels et à caractère sexiste, rédigé par le Bureau du Procureur de la CPI et rendu public en Juin 2014, il est expliqué que tous les actes sous-jacents à l’article 6 du Statut de Rome et constitutifs du crime de génocide, peuvent constituer en « un élément sexuel ». Le Bureau reconnait que le viol « peut faire partie intégrante du processus de destruction infligé à un groupe particulier de personnes et, dans de telles circonstances, peut être qualifié de génocide ». Une telle qualification pourrait ainsi permettre d’incriminer et de poursuivre des faits de viols dans des situations où les contextes de conflit armé ou d’attaque systématique contre une population civile, indispensables pour qualifier un crime de guerre ou un crime contre l’Humanité, sont difficiles à caractériser.
Loin de ne toucher que les femmes, le viol de guerre est aujourd’hui utilisé dans nombre de conflits armés, parfois de façon systématique. Il est donc important que cette dimension du viol de guerre soit prise en compte dans la volonté politique actuelle de renforcer la répression de ces actes. Bien qu’un tel comportement ait eu du mal à trouver sa place au sein des crimes internationaux, le viol dispose aujourd’hui d’une assise juridique certaine. Il doit maintenant être vu comme une réelle arme, puissante, qui peut constituer une étape dans « la volonté de destruction d’un groupe, de son mental, de la volonté de vivre de ses membres et de leurs vies elles-mêmes »*. Une vigilance accrue doit être portée sur ce mal dont les répercussions ne connaissent pas de frontières et ne se résument pas dans le mal-être physique et mental de la victime, mais se propagent au sein d’une communauté entière tel un fléau, celui de la guerre.
Juliette VANDEST
* « Je ne suis pas une arme de guerre. Et vous ? » – Céline BARDET – TEDX Paris – 5 octobre 2014 -> à retrouver ici.
* Entretien avec Omar Guerrero « On essaie de faire de la chirurgie de la pudeur » in « Impunité Zéro – violences sexuelles en temps de guerre »,
J. BRABANT, L. MINANO et A.L. PINEAU, ed. Autrement, Paris 2017, pp. 49-53
*TPIR, Chambre I, Le procureur contre Jean Paul AKAYESU, affaire n° ICTR-96-4-T, p. 297.