L’histoire des violences sexuelles liées aux conflits : du dommage collatéral à l’arme de guerre
Les violences sexuelles ont toujours fait partie intégrante de la guerre. Tous les conflits de l’Histoire ont vu des abus sexuels commis à plus ou moins grande échelle. Néanmoins, cette violence a évolué au cours du temps. Elle est passée d’une pratique profitant du chaos de la guerre, à une stratégie, un instrument au service de la guerre.
Les victimes de violences sexuelles dans les conflits ont longtemps été considérées comme des « dommages collatéraux » de la guerre. Cette vision des choses est très ancienne et renvoie à l’idée qu’il y aurait une fatalité de la violence sexuelle dans la guerre, que celle-ci en ferait fatalement partie.
Déjà dans la mythologie romaine, le rapt des Sabines évoquait l’enlèvement de jeunes filles par des hommes venus de Rome qui souhaitaient les épouser.
Durant l’Antiquité, le Moyen-âge et l’Epoque Moderne, cette notion prévaut. Les femmes des vaincus sont considérées comme une partie légitime du butin de guerre conquis, au même titre que les biens matériels. Le viol est vu comme une part intégrante du pillage, un droit de disposer des femmes que s’arrogent les vainqueurs au fil de leur avancée. Durant les guerres de conquêtes – celles qui emmènent le combattant loin de chez lui et pour longtemps – le viol est même considéré comme une récompense personnelle, utile au moral des troupes. Les femmes et les jeunes filles sont alors les premières victimes de ce viol du vainqueur sur le vaincu.
Le premier texte à protéger les femmes de ces violences fut le Code Lieber de 1863, du nom de son rédacteur, qui fondait cette protection sur le « caractère sacré des relations de famille ».Signé par le Président Lincoln, ce Code avait pour but d’encadrer l’attitude à adopter avec les prisonniers de guerre par exemple, lors de la Guerre de Sécession.
Mais sans cadre légal international, les violences sexuelles restent prégnantes au sein des conflits du XXe siècle. Le terrible massacre de Nankin en Chine (1937-1938) en est l’un des exemples les plus tristes : les soldats japonais ont violé et mutilé de très nombreuses femmes chinoises avant de les tuer.
La Seconde Guerre Mondiale voit elle aussi des soldats profiter du chaos généré par la guerre pour se livrer à des abus sexuels. C’est le cas en Italie avec les crimes de Ciociarie d’avril à juin 1944 : dans les régions du Lathium, de la Toscane et de la Ciociarie, les corps expéditionnaires français, composés de soldats algériens, marocains, tunisiens et sénégalais violent et massacrent les populations locales. Toujours durant le second conflit mondial, le Japon met en place ce qui sera appelé les « femmes de réconfort ». Ce système de prostitution visait à permettre aux soldats nippons d’assouvir leurs besoins sexuels et exploitait massivement des femmes japonaises, chinoises ou encore coréennes.
Le viol durant la Seconde Guerre Mondiale est donc plutôt un « viol d’opportunisme ». Les abus sexuels profitent de l’absence totale de règles générée par les combats, du chaos de la guerre. Mais c’est aussi un viol de vengeance et d’humiliation de l’ennemi : ce fut le cas en Allemagne lors de l’entrée des troupes américaines, britanniques et françaises dans le pays, où de nombreuses femmes allemandes furent violées par vengeance. Les viols commis par les soldats russes en Allemagne sont aussi inscrits dans l’Histoire, notamment dans la capitale, où on estime que 100 000 Berlinoises auraient été violées. Enfin, la Seconde Guerre Mondiale montre aussi un premier triste exemple du viol utilisé comme outil ethnique : l’Allemagne nazie avait en effet instauré les Lebensborn, ces « maisons à bébés » qui avaient pour but de faire naître les futurs individus de la race aryenne. Des soldats allemands choisis selon des critères physiques venaient avoir des relations avec des jeunes femmes, elles aussi choisies en fonction de leur physique. Si certaines d’entre elles étaient des militantes nazies convaincues de l’importance de faire prospérer la race aryenne, d’autres furent violées et contraintes de donner naissance à des enfants dans ces centres où le viol est donc devenu un outil ethnique.
A la suite de la guerre, la Convention de Genève de 1949 condamne explicitement les atteintes physiques ou morales sur les civils, notamment le viol et la prostitution.
Cependant, les sévices sexuels demeurent monnaie courante dans les conflits qui suivent. La violence sexuelle est présente dans différents conflits issus de la décolonisation. En Algérie, elle est utilisée par l’armée française comme outil de torture sur les femmes, pour que celles-ci révèlent les lieux où se cachent les hommes appartenant à la résistance algérienne. En Algérie et ailleurs, les combattants profitent aussi du chaos de la guerre pour abuser de jeunes femmes dans une logique de « viol d’opportunisme » une nouvelle fois. On retrouve ces pratiques dans d’autres conflits, dans la guerre du Vietnam par exemple, où de nombreux viols ont également été répertoriés.
Un tournant se produit dans les années 1990. Deux conflits majeurs de cette décennie, dans les Balkans et au Rwanda, marquent un changement radical dans la conception de ce qu’est le viol dans les conflits. En effet, le viol de guerre a maintenant un but particulier, c’est une partie intégrante dans la méthode employée pour vaincre son ennemi, et par ailleurs asseoir sa domination. La guerre se fait par le viol. Ces violences sexuelles ont la particularité de traumatiser la population vaincue à la fois physiquement par les mutilations, mais aussi psychologiquement par le climat de terreur et d’humiliation qui s’étend au-delà de la victime directe.
Une systématisation du viol s’opère dans les conflits en Bosnie et au Rwanda, et marque bien la transition de la place du viol et des violences sexuelles au sein de la guerre, ainsi que leur perception par les dirigeants militaires. Auparavant les viols qui avaient lieu étaient tolérés, sinon autorisés, tandis qu’à présent, ils se font sur ordre et sous la supervision des supérieurs hiérarchiques. Au Rwanda, des « bataillons de violeurs »porteurs du VIH ont été formés pour violer. Cette technique a été qualifiée de « meurtre »par Silvana Arbia, procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda. En Bosnie, des camps de viols ont été institués à Foča et Višegrad (près de la frontière serbe), où les soldats serbes disposaient librement des femmes musulmanes capturées.
Dans ces deux conflits, la violence sexuelle est donc devenue stratégique. Elle a été pensée, planifiée et ordonnée en haut lieu. Elle est utilisée comme n’importe quelle autre arme au cœur de la guerre. Dans les deux cas cités ici, le viol est un instrument de nettoyage ethnique au service de la guerre.
Ces nouvelles violences – nouvelles car elles ne s’apparentent pas aux violences sexuelles perpétrées par le passé en temps de guerre – reflètent alors une volonté de destruction du groupe ennemi dans ce qu’il a d’intrinsèque : il faut empêcher la reproduction et détruire le lien social, à l’échelle familiale ou communautaire. Janine Altounian, dans La survivance*, analyse ces violences : « Si les exterminations n’oublient jamais dans leur programme, à côté de l’exécution des hommes, le viol des femmes voire l’éventrement des femmes enceintes ou la mutilation des parties génitales des deux sexes, c’est qu’au-delà de la destruction visible des vies, elles ambitionnent surtout celle, invisible et secrète du lieu de fécondation, de l’espace intérieur où germe la vie ». Il existe bien l’idée de détruire l’ennemi, en allant aussi loin que possible dans sa chair, par l’anéantissement de la fécondité. Les gestations et castrations forcées en Bosnie sont l’exemple de la volonté d’éliminer une population ciblée, ici en faisant disparaître le « gène bosniaque ».
Par ailleurs, le viol est commis de manière publique dans les deux conflits précités. Les soldats arrivant dans un village réunissaient les familles pour commettre les violences en présence de tous. Le but de ces actes est donc d’humilier la femme, mais aussi toute la communauté ou la famille obligée d’assister aux exactions, et parfois d’y participer. La torture perpétrée à l’encontre de la victime constitue également une torture psychologique à l’encontre de la communauté. Le but est alors de déconstruire le lien social – qui fait de la communauté ce qu’elle est – pour en entraîner l’anéantissement.
Cet anéantissement s’apparente à un lent délitement : Céline Bardet, fondatrice de We Are Not Weapons of War (WWoW), parle de « bombe à déflagration »dont l’étendue des dégâts est difficile à saisir. Plus de vingt ans après les conflits, les victimes ont à vivre avec les conséquences physiques et psychologiques de ces violences. Ce trauma s’accompagne souvent de l’exclusion de la personne ayant subi les violences. Dans le documentaire « Rwanda, la vie après. Paroles de mères. »*, six rescapées racontent leur histoire, en particulier celle qui commence après la fin du génocide. Ces femmes, « infectées de l’intérieur »par les maladies et les enfantements, furent rejetées par les survivants de leur famille et de leur communauté. Elles se retrouvent alors isolées, dans une situation particulièrement précaire et obligées d’élever seules les enfants issus de leurs viols. Se pose alors la question de l’éducation de l’enfant et de sa place au sein de la communauté victime par la difficile, voire impossible, dissociation entre l’enfant lui-même et l’agresseur. Les enfants issus des viols sont d’ailleurs très largement rejetés, souvent traités d’ « interahamwe », nom de la plus grande milice hutu durant la guerre.
Les réactions de la communauté et des familles exposent parfaitement le délitement du tissu social. Quand bien même il y aurait des survivants, la communauté est dans l’incapacité de se reconstruire. D’une part, le viol de guerre empêche la communauté de se regrouper après le conflit pour se reconstruire, par l’isolement de certains de ses membres. Cet isolement est le fait direct de la communauté, qui n’accepte plus certains de ses membres « souillés », ou de la volonté de la victime qui se sent trop humiliée pour faire encore partie du groupe. L’omerta, maître mot de ces situations, empêche le groupe de surmonter l’humiliation. D’autre part, les violences sexuelles atteignent la dignité des hommes et des femmes qui se trouvent incapables, d’un point de vue physique et psychologique, d’avoir une sexualité par la suite. Ces séquelles empêchent nécessairement les familles de se reconstruire. La destruction du lien social participe par ce biais à l’anéantissement de la fécondité.
Les conflits contemporains suivent cette même logique initiée dans les années 1990. Le « viol d’opportunisme » profitant du chaos de la guerre existe bel et bien toujours à l’heure actuelle. Mais de façon parallèle, le viol comme arme de la guerre est aujourd’hui très prégnant. Il peut être un outil de terreur et de répression politique comme c’est le cas en Libye ou en Syrie – et il touche alors de très nombreux hommes. Il peut aussi être un moyen d’asseoir son emprise sur des populations et des territoires, dans le but d’en contrôler les ressources, comme on le constate en RCA ou au Congo. Enfin, il est aujourd’hui une arme ethnique, utilisée par exemple contre les Rohingyas en Birmanie, de la même manière qu’il fut utilisé en Bosnie ou au Rwanda.
C’est donc bien une « bombe à déflagration »,qui impose toujours le même constat : le viol de guerre est une arme de destruction silencieuse, dont les dégâts ne connaissent pas de limites.
Claire-Elise PERON
Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 270 p. *Janine Altounian, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000 *Documentaire « Rwanda, la vie après. Paroles de mères. » réalisé par Benoît Dervaux et André Versaille
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