Les deux premiers articles de cette série nous ont permis de revenir sur l’utilisation du viol et des violences sexuelles dans le conflit libyen. Arme de répression politique sous le régime de Kadhafi, elle reste employée après la mort du colonel comme outil de vengeance entre tribus mais aussi comme instrument de conquête du territoire et du pouvoir par les milices libyennes, les katiba.
Il est essentiel de bien comprendre que l’on parle ici d’une arme. Elle est donc employée à dessein, elle poursuit des objectifs précis. Et ceux-ci sont souvent politiques en Libye. Pour le régime de Kadhafi, il s’agissait de conserver le pouvoir et le viol permettait donc de faire taire l’opposition. Après la mort du leader libyen, la lutte de pouvoir se fait entre les milices qui recouvrent le territoire. Le viol devient dès lors un moyen d’effacement politique des concurrents. Comme on a pu le voir hier, le viol laisse des séquelles irréversibles sur sa victime, mais aussi sur sa tribu d’appartenance, alors même que les réseaux tribaux sont des organes centraux de la vie politique libyenne. Dans ce cadre, il touche de très nombreux hommes en Libye, puisque ce sont eux qui animent la vie politique et publique.
Cet article se propose de revenir sur ces hommes, victimes souvent oubliées du viol de guerre, pour lesquelles le trauma et les conséquences de cette violence sont particuliers. Nous parlerons également des autres victimes de la violence sexuelle en Libye, les migrants. Le pays est en effet un point de passage pour de nombreuses personnes fuyant leur pays. Tandis que l’Aquarius se voit refuser l’accueil par de nombreux pays européens dans une indignité qui n’a d’égal que l’absurde aveuglement de l’Europe face aux phénomènes migratoires – et à leur avenir – ; peu de choses sont dites sur les conditions de ces migrants sur la route de l’exil. Les débats se concentrent majoritairement sur leur arrivée et leur accueil, mais très peu sur les souffrances qu’ils ont parfois à traverser. En Libye, les sévices sexuels touchent nombre de ces migrants.
Avant toute chose, il convient de dire ici que certains passages de cet article peuvent paraître choquants ou malséants. Le viol est un acte brutal, et le lecteur doit en être averti. Il ne s’agira pas ici de porter atteinte à la dignité ou à la pudeur des victimes pour lesquelles il convient de témoigner le plus profond respect. Cet article ne se veut donc pas une mise en lumière impudique et irrespectueuse des souffrances endurées par certaines victimes, mais une analyse fondée, qui nécessitera parfois l’emploi de précisions qui ne se veulent pas indécentes mais pourront paraître violentes pour le lecteur.
Le viol amène ses victimes à se terrer dans le silence. Elles semblent disparaître, mais vivent en réalité avec ce fardeau, sans en parler. Le viol de guerre relève d’un tabou très difficile à briser.
En Libye, cette violence sexuelle fait des victimes chez les femmes, les enfants et les hommes. C’est de ces-derniers que parle tout particulièrement le film Libye, Anatomie d’un crime réalisé par Cécile Allegra. Il veut montrer l’utilisation du viol dans le conflit libyen, avec un éclairage particulier sur la violence sexuelle utilisée à l’encontre des hommes. Plusieurs d’entre eux témoignent de cette violence extrême, de cette humiliation, répétée pour chacun avec des méthodes similaires. On suit le travail de Céline Bardet, fondatrice de We Are Not Weapons of War, et des réseaux libyens, médusés et indignés face à cette violence, mais qui veulent venir en aide aux victimes.
Ces sévices sexuels sont souvent infligés dans les prisons et centres de détention libyens. Certains sont officiels, d’autres sont des centres clandestins, nés à la faveur de la guerre. Dans un quartier de Misrata, la prison de Tomina aurait accueilli pendant un temps plus de 450 hommes. Au cœur de celle-ci, les prisonniers se verraient contraints de s’enfoncer un manche à balai encastré dans un mur dans l’anus, parfois jusqu’à saignement, sans quoi ils ne recevraient pas de repas. Cette pratique ignoble a été corroborée par plusieurs témoignages, et elle semble avoir été signalée dans d’autres prisons également. La répétition de cette pratique dans des endroits différents montre que la méthode est systématique et donc pensée et ordonnée en haut lieu. Dans les interviews réalisées dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime, un homme Tawergha témoigne avoir été détenu dans la prison de Saket puis celle de Tomina. Il y aurait été torturé par trois hommes qui viendraient probablement de Zliten, à quelques kilomètres au sud-ouest de Misrata. Ses geôliers l’auraient sodomisé avec un bâton, et frappaient avec un rasoir lorsqu’il résistait. Cela lui serait arrivé deux ou trois fois, et il aurait toujours des cicatrices aux jambes. Il témoigne de plus avoir vu des prisonniers contraints de « se monter dessus ».
Les violences sexuelles adressées aux hommes libyens sont bien une réalité. Elles sont corroborées dans différents lieux en Libye et à différentes dates. Il faut bien comprendre qu’il s’agit le plus souvent de viols extrêmement violents, utilisant parfois des objets, souvent répétés. Il ne s’agit que très rarement d’actes uniques et isolés. Les victimes sont parfois violées chaque jour au cours de leur détention. Le trauma est donc très particulier, et les conséquences multiples. Elles sont d’abord d’ordre physique : les viols étant d’une extrême brutalité, les victimes peuvent avoir des fractures, des plaies, et donc des besoins chirurgicaux. Ce sont des séquelles durables : certaines victimes ont des problèmes d’incontinence, ou se rendent compte qu’elles ont été infectées par des maladies sexuellement transmissibles. Cela ne doit rien au hasard. Ces viols veulent laisser des séquelles, « une marque à vie » comme l’expliquait un médecin tunisien rencontré durant le tournage du film. Les conséquences sont aussi psychologiques. De très nombreuses victimes entrent dans des états de dépression ou d’anxiété aiguë. Beaucoup de victimes s’isolent avec un sentiment d’humiliation mais parfois aussi de culpabilité. Les tentatives de suicide après de telles violences sont fréquentes. Les hommes se terrent dans le silence. Souvent, ce sont les besoins médicaux qui amènent les hommes à parler : c’est seulement parce que l’individu se doit d’aller voir un médecin pour bénéficier de soins, que la parole se libère un peu parfois. D’où l’importance de travailler avec des réseaux de médecins, chose sur laquelle insiste beaucoup l’équipe de WWoW, puisque les services médicaux sont parfois les premiers relais pour les victimes de violences sexuelles.
Enfin, les conséquences se laissent apercevoir à un niveau plus large, celui de la vie sociale et publique. Une victime, homme ou femme, devient profondément stigmatisée. Garder des relations avec le reste de la communauté devient difficile. C’est bien là tout le vice de cette arme abjecte. Elle veut faire disparaître sa victime de la sphère publique, sans la tuer. En Libye, la vie politique est particulièrement animée par les hommes. Dès lors, en violant ces-derniers, ce sont des voix, des projets, des idées que l’on enterre. Une omerta complète se crée alors. Les hommes violés se refusent à parler. Les viols sont en effet souvent réalisés en public, devant d’autres prisonniers ou des gardes. Très souvent, ces sévices sont filmés avec des téléphones portables. Les hommes préfèrent donc se taire et s’effacent dès lors de la sphère publique : ils savent en effet que leurs bourreaux peuvent dévoiler ce qui leur est arrivé, et vivent donc dans la peur que cela se sache.
Un autre groupe de victimes souvent oubliées dans la guerre en Libye concerne les migrants. La Libye accueille en effet de très nombreuses personnes. En 2014, le pays comptait 36 000 demandeurs d’asile venus de Syrie, de Palestine, d’Irak ou encore d’Erythrée. Mais la Libye n’est pas tant une terre d’accueil des migrants qu’une terre de passage. Entre janvier et octobre 2014 seulement, 130 000 personnes sont arrivées en Italie depuis la Libye. Les migrants venus d’Afrique de l’est (Soudan, Ethiopie, Somalie, Erythrée) passent très souvent par la région d’al-Koufra ; tandis que ceux d’Afrique de l’ouest (Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad) passent souvent par la ville de Sebha.
Il existe dans le pays de très nombreux centres de détention pour ces migrants. Avant la guerre, ceux-ci étaient gérés par le Ministère de l’Intérieur. Mais depuis la chute de Kadhafi, une unité séparée a été créée en 2012, le Département de Lutte contre l’Immigration Illégale. Celui-ci compterait 19 centres de détention à travers le pays, surtout concentrés à l’ouest. Mais très souvent, ces centres de détention ont changé de main. Au cours des affrontements, ils ont pu passer sous contrôle du Département ou sous contrôle de diverses milices, rendant les conditions de vie pour les migrants encore plus difficiles.
Ces derniers sont eux aussi une cible privilégiée de violences sexuelles. Des témoignages proviennent du centre de Sabratah, à l’ouest de Tripoli, sur la côte. Les violences sexuelles semblent aussi toucher les migrants dans l’infâmeuse prison Abou Salim à Tripoli, mais également dans les centres de détention d’Ain Zara, de Sabha, de Garian ou encore de Bani Walid plus au sud. Dans ces centres, des migrants venus de Gambie, du Ghana, du Cameroun ou encore du Nigéria sont quotidiennement abusés sexuellement.
Ces exactions sont même allées plus loin. Les images filmées par des journalistes de CNN et montrant des ventes aux enchères de migrants, ont choqué le monde. Souvent, ces individus étaient violés pour être rendus plus dociles avant d’être vendus. Plus récemment, des témoignages recueillis sur le bateau l’Aquarius sont également sortis et indiquent que les migrants passés par la Libye ont souvent subis des violences sexuelles. Maurine Mercier, journaliste pour la RTS, a notamment mené un travail journalistique formidable en donnant la parole à de nombreuses personnes en Libye et sur l’Aquarius. Elle a notamment interrogé un homme qui témoigne d’une réalité qui semble indicible et explique que les migrants sont forcés de se sodomiser entre eux tandis que les gardes libyens filment la scène avec leur téléphone.
Enfin, il convient ici de mettre en exergue une autre pratique révélée par divers témoignages : certains migrants ont été contraints dans des centres de détention de violer d’autres prisonniers. Il s’agissait souvent de migrants eux-mêmes violés auparavant et que les gardes forçaient à violer d’autres détenus par la suite. Une victime interrogée dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime témoigne : « il y avait un homme noir, un migrant. Le soir, ils le jetaient dans l’une de nos cellules. Ils disaient ‘tu violes ce type, sinon tu es mort’ ». Ici, cela pose des questions juridiques en termes de responsabilité pénale du viol. On peut ici dresser un parallèle avec les enfants soldats, utilisés comme des « instruments de guerre ». Comparaison n’est pas raison puisqu’il ne s’agit pas ici du même type d’exactions. Mais on retrouve le cas d’individus contraints d’agresser des victimes, utilisés alors comme instrument de cette souffrance. Il convient alors de différencier l’intentionnalité et l’ordre du viol donné par les gardes, de la commission du viol elle-même et de son auteur.
La Libye est un lieu de souffrance pour des victimes très diverses. Cet article, qui ne veut en aucun cas verser dans l’impudeur, témoigne d’une réalité sordide dans un pays miné par le chaos. Si nous avons particulièrement parlé des hommes et des migrants ici, il convient de rappeler que les femmes sont elles aussi bel et bien victimes des violences sexuelles. Femmes et enfants sont souvent les premières victimes d’un conflit, et c’est aussi le cas en Libye. Le viol les touche également et il convient de ne pas l’oublier. Le film Libye, Anatomie d’un crime, qui sera diffusé le 23 octobre sur Arte, donne d’ailleurs la parole à une femme qui témoigne avec courage des abus qu’elle a subis durant le conflit. Mais il semblait ici pertinent de s’intéresser aux violences sexuelles à l’encontre des hommes : elles ont lieu en Libye, mais sont aussi très présentes dans le conflit syrien, ou encore en Ouganda.
Il convient dès lors de répondre à toutes les victimes de ces violences, hommes, femmes, enfants, citoyens du pays concerné ou migrants. Le viol de guerre n’est pas une question de genre, et n’est pas l’apanage d’un pays en particulier. C’est une arme stratégique, qui est par conséquent utilisée dans tous les conflits contemporains. We Are Not Weapons of War privilégie cette approche globale du viol de guerre en travaillant sur tous les pays concernés, et au contact de toutes les victimes.
Martin Chave
Pour en savoir plus, quelques références :
Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen :
– Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018
– « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/
Sur le travail de Maurine Mercier, journaliste pour la RTS en Libye qui a beaucoup travaillé auprès des migrants :
– « Maurine Mercier, journaliste femme en Libye », RTS, 24/09/2019, disponible ici.
Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.
Photo © Cinétévé
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