« Ton tour arrive docteur »
C’est par ces mots que tout a commencé, il y a sept ans, en Syrie. Alors que l’actualité fait état des atrocités et de la situation insoutenable que vivent les habitants de la Ghouta – les bombes continuant à tomber et la menace d’une intervention au sol devenant de plus en plus concrète – le pays vient de clore sa septième année de guerre.
C’est un bien triste anniversaire sur lequel nous nous proposons de revenir, pour comprendre comment le régime syrien a réprimé le soulèvement dès le début, et comment les violences sexuelles ont été utilisées pour casser la Révolution dès sa naissance.
L’étincelle, c’est donc une quinzaine d’enfants qui taguent ce graffiti sur un mur, dans la ville de Deraa, dans l’extrême sud de la Syrie. Les plus âgés avaient 15 ans. Les informations divergent sur la date, certains parlent de fin-février, d’autres du début du mois de mars. Une source à Deraa m’indiquait que les enfants avaient tagué le mur le 15 février et furent arrêtés dans les jours qui suivirent. C’est en tout cas à la fin de l’hiver 2011 que tout commence. Ayant vu les événements en Tunisie puis en Egypte, ils inscrivent ces quelques mots destinés à Bachar al-Assad, le raïs est en effet ophtalmologue de formation.
Ils seront arrêtés, torturés, certains auront les ongles arrachés par la Sécurité Politique. Lorsque les parents viendront réclamer leur libération, un homme bien connu à Deraa, Atef Najib, chef de la branche locale de la Sécurité Politique et cousin du Président Assad leur aurait répondu : « Oubliez vos enfants, faites en d’autres. Et si vous n’en êtes pas capables, ramenez-nous vos femmes, on le fera pour vous ». Ce n’était peut-être que des mots, une menace. Mais déjà, l’impudeur et la volonté d’humiliation des forces du régime se laissent apercevoir. Les manifestations à Deraa apparaissent alors, et se multiplient, dans une ville qui ne s’est pourtant jamais rebellée contre le pouvoir comme c’est le cas pour Alep ou Hama. Puis la Révolution se propage. Elle naît dans les périphéries et s’étend dans les villes. Le cas de la Ghouta est d’ailleurs particulièrement révélateur : la contestation est née dans cette banlieue pauvre et délaissée de Damas, avant de gagner certains quartiers centraux de la ville, d’autres restant calmes, souvent les quartiers les plus riches. C’est ici un soulèvement social qui accompagne le soulèvement politique.
La Révolution se propage, les manifestations naissent de partout, et la contestation atteint toute la Syrie. A Deraa, les enfants seront finalement relâchés après plusieurs semaines d’emprisonnement et de torture. Ils deviendront des symboles de cette Révolution, tout comme l’ont été plus tard Thamar Alsharee et Hamza Al-khateeb, deux jeunes de 15 et 13 ans, enlevés, torturés et assassinés par le régime. L’image de leur corps meurtrit est diffusée partout et témoigne de la violence utilisée par le régime.
Il convient ici de rappeler que si l’étincelle de la Révolution fut l’événement de Deraa, celle-ci présente des causes plus profondes. Deraa était l’élément déclencheur. Mais on oublie peut-être parfois de rappeler que le peuple syrien s’est soulevé contre un régime despotique et autoritaire : le parti unique Ba’th contrôlait tout et empêchait, de fait, tout pluralisme de la vie politique. La Constitution donnait d’ailleurs une place centrale à son parti et à son chef, et ce « à vie ». Les médias indépendants n’existaient pas, et les quelques médias privés appartenaient en fait aux proches du clan Assad. La propagande était telle que lors d’un entretien avec un réfugié qui habitait auparavant Alep, celui-ci m’expliquait que plus jeune, il pensait que Dieu et Hafez al-Assad était une même personne. La police politique était partout, et ses possibilités d’arrestation et de méthodes d’interrogatoire étaient très élargies. D’autre part, la Syrie connaissait en 2011 de grandes difficultés économiques, et ce depuis plusieurs années. La corruption y était forte, et le chômage frappait durement les jeunes. Ceux-ci étaient nombreux puisque 57% de la population totale avait moins de 25 ans – caractéristique que l’on retrouve dans tous les pays où l’on a pu voir des soulèvements en 2011. Une population jeune, sans travail, privée de sa liberté d’expression, privée de moyen d’expression politique au sein d’un régime corrompu ; c’est là tout le cœur de la révolte qui a débuté en 2011.
Dès lors, la répression débute elle aussi. L’armée se présente face aux manifestations et ouvre rapidement le feu. Ces dernières étaient pourtant pacifiques, les slogans et les drapeaux étaient les seules armes des manifestants. Un ami syrien d’Alep que j’ai rencontré en Turquie m’expliquait d’ailleurs que l’une des stratégies du régime fut d’insérer lui-même certains individus armés au sein des manifestations pour pointer du doigt une révolte armée, et légitimer ainsi sa répression.
Très vite, la répression va aussi passer par la prison et les tortures qu’on y inflige et par les enlèvements. C’est ce qu’explique très bien le documentaire Disparu, la guerre invisible de Syrie, diffusé sur Arte*. Des personnes sont enlevées en pleine rue, en quelques secondes jetées dans une voiture ou à l’arrière d’une camionnette. C’est ici tout le travail des Mukhabarat, la police politique du régime. Celle-ci a longtemps été dirigée par Assef Chaoukat, un beau-frère de Bachar al-Assad. Il existe plusieurs services de police politique en Syrie, plusieurs services de sécurité, structurés selon une organisation bien précise. La plupart des chefs des branches locales pourraient être accusés d’avoir ordonné et/ou commis des crimes contre l’humanité. La police politique est de plus suppléée par les Chabiha. Là encore, ils auraient été fondés dans les années 1980 par Namir al-Assad, cousin de l’ex-président Hafez al-Assad. Les Chabiha sont des groupes de mercenaires auxquels le régime sous-traite certains services. Ils sont majoritairement composés d’alaouites, la communauté à laquelle appartient le clan Assad ; bien qu’on y trouve quelques sunnites également. Par conséquent, certains massacres impliquant les Chabihas pourraient être qualifiés de crimes génocidaires puisque ces mercenaires alaouites ont parfois assassinés de façon spécifique des populations sunnites.
Ces mercenaires travaillent en outre de pair avec les Mukhabarat. Eux aussi enlèvent et torturent. Au début de la répression, le régime leur demande aussi de se poster sur de nombreux checkpoints où de nombreux cas de viols ont été recensés, comme l’indique un rapport de la FIDH.
Après les enlèvements, c’est l’enfermement et la torture qui attendent les opposants arrêtés. Une fois encore, tout cela est très organisé. La police politique dispose tout d’abord de ses propres locaux d’interrogatoire avant d’amener les opposants en prison. De même, un ami réfugié en France, habitant de Deraa, m’expliquait qu’autour des prisons, d’autres bâtiments publics ont été réquisitionnés pour augmenter la taille des lieux d’isolements, des écoles, des mairies…
Les conditions y sont insoutenables, la torture y est courante, comme le souligne un rapport d’Amnesty International sur la tristement célèbre prison de Saidnaya. Les clichés du « dossier César » corroborent ces éléments. En prison, on meurt surtout du manque de nourriture et du manque de soin m’expliquait mon ami en France. Infestés de puces, les prisonniers se grattent et les plaies infectées non-soignées peuvent entraîner la mort. C’est dans ces conditions que le viol est également utilisé. Ici, c’est une arme de terreur pour forcer les prisonniers à parler, et une arme de répression, pour casser celui ou celle qui a osé se rebeller. Le viol concerne les femmes et les hommes. Les données manquent à ce sujet.
On peut ici citer les chiffres de l’initiative Women Under Siege du Woman Media Center qui a cherché à répertorier les cas de violences sexuelles en Syrie entre mars 2011 et mai 2011 – pas seulement dans les prisons cependant : parmi les cas que ce rapport recense, 80% sont des femmes âgées de 7 à 46 ans, 20% des hommes âgés de 11 à 56 ans. Le viol peut se produire aux checkpoints, dans les locaux de la police politique, ou en prison. Il concerne aussi des enfants, certains adolescents ayant été arrêtés dans des manifestations, d’autres plus jeunes, étant utilisés comme monnaie d’échange. Un rapport de Zero Impunity donne la parole à un ex-brigadier à la prison civile d’Alep qui estimait que 1000 mineurs étaient encore dans la prison.
Cette arme de répression a été utilisée dès les débuts de la Révolution. Elle a été pensée et organisée. Certaines prisons étaient équipées de locaux spéciaux, proches des bureaux de brigadiers et d’officiers, comme en témoignent les femmes du film Syrie, Le cri étouffé*. Le régime a su que cette arme permettait d’humilier, de casser l’individu. De façon répétée et élargie, c’est une arme qui permet de terroriser et de casser l’élan de la révolte. Par ailleurs, c’est un sujet tabou et dans une société où la religion et la culture musulmane tiennent une place importante, il existe un rapport très pudique au corps et de surcroît au sexe. Dans le Coran, il est dit que les relations sexuelles sont une pratique humaine naturelle et saine, mais qu’elles ne sont reconnues que dans le cadre du mariage. Les relations sexuelles hors mariage, la zinâ, sont condamnées dans le Coran. C’est donc une double-peine pour celles et ceux qui ont subi un viol et qui doivent vivre avec et parfois se justifier et expliquer leur non-consentement. Certaines femmes tombent par ailleurs enceintes d’enfants issus du viol. Le rapport de la FIDH recense en outre certains cas de mariage forcé pour de jeunes femmes violées, pour « régler l’affaire ».
Le viol a aussi été utilisé comme arme de chantage, comme me l’expliquait une source actuellement à Deraa. Certaines personnes ont été enlevées par le régime qui menaçait de les violer pour faire parler les membres de sa famille.
Ainsi, dès la naissance de la Révolution syrienne, le régime a mis en place cette stratégie du viol pour tuer la contestation dans l’œuf. La pratique a été moins observée par la suite, lorsque la crise s’est transformée en guerre civile régionalisée puis internationalisée. Néanmoins, elle réapparaît lorsque le régime regagne du terrain, notamment dans la reprise d’Alep. Les forces du régime cherchent à humilier la rébellion, mais aussi à punir et à se venger des quartiers qui se sont soulevés. L’idée est aussi de terroriser les autres villes pour les pousser à se rendre.
Enfin, il convient de souligner un point important : si cet article mets au ban de l’Humanité le régime de Bachar al-Assad pour son utilisation systématique du viol, il ne faudrait pas pour autant rester aveugle face aux agissements des autres parties du conflit. Le viol a été utilisé par d’autres groupes, même si la majorité de cas recensés semblent indiquer les agissements du régime. L’Etat Islamique et l’esclavage sexuelle des femmes yézidies doivent tout autant nous indigner, et c’est un élément qui a été assez médiatisé. Il convient de rappeler ici qu’outre les Yézidis, d’autres communautés ont souffert aux mains de l’EI, les Chrétiens, les Chiites, mais aussi de nombreuses populations sunnites. Enfin, d’autres groupes rebelles se sont livrés à cette pratique, notamment des groupes issus de ce qu’on a appelé « l’Armée Syrienne Libre ».
Le rapport de la FIDH recense plusieurs cas de viols perpétrés par des soldats de l’ASL. Ces violences sexuelles ont là aussi été accompagnées d’enlèvement, de torture, et parfois d’assassinat. En temps de guerre, la violence est partout et n’est pas l’apanage d’un groupe particulier. Il convient donc de reconnaître toutes les victimes, et de poursuivre tous les coupables, quels que soient les groupes auxquels ils appartiennent.
C’est un bien triste anniversaire oui. Depuis sept ans, la Révolution baigne dans le sang de la répression. Alors que faire ? Si la communauté internationale est bloquée, pouvons-nous vraiment espérer quelque chose ?
Et bien oui. Si la communauté internationale ne bouge pas, il faut alors « court-circuiter » le système. L’action et l’intervention n’appartiennent pas à la communauté internationale. Si celle-ci est bloquée, il faut utiliser nos propres voies pour agir : en s’appuyant sur des ONG locales, en travaillant avec un réseau sur place, en multipliant les partenariats entre ONG.
La réponse à apporter doit être multisectorielle. C’est au cœur de l’engagement de WWoW. Le viol de guerre touche des domaines tout à fait différents, et il convient de travailler sur chacun d’entre eux. C’est ce que nous répétons depuis plusieurs années pour que la réponse se fasse sur le plan médical, psychologique, mais aussi sur le plan juridique et social. WWoW insiste également beaucoup sur le besoin de formation : il est indispensable de former des professionnels pour recueillir les témoignages des survivant.e.s, ce qui doit se faire selon une méthode spécifique et adaptée à leur traumatisme. WWoW est en train d’organiser des formations pour le cas libyen, et l’on peut tout à fait envisager que celles-ci soient répétées dans d’autres pays. Enfin, le viol de guerre est un crime très difficile à prouver. Il faut donc regrouper des témoignages, les croiser, pour faire ressortir des faisceaux de preuves. C’est là l’une des ambitions de l’outil BackUp que nous développons, et qui permettra de collecter de façon efficace et sécurisée des témoignages et des données, pour pouvoir ensuite constituer des dossiers juridiques.
* Nivelle-Cardinale Sophie, Huver Etienne, Disparus, la guerre invisible de Syrie, Arte France, 2015.
* Loizeau Manon, Syrie, le Cri étouffé, France 2, 2017.
Martin CHAVE
Photo © DR Traduction : « Le peuple veut la chute du régime ». Attention, il ne s’agit pas du graffiti inscrit par les enfants de Deraa, mais d’un autre graffiti qui a suivi au cours du soulèvement.
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